De Joseph-Eudore à Aline Lemay, et les autres ensuite

Peu de temps après l’invention de la photographie, de nombreux studios ouvrent leurs portes dans les grandes villes du monde. Le Québec ne fait pas exception. Les personnes aisées et issues de la classe moyenne veulent obtenir leur portrait plus rapidement à un coût beaucoup plus accessible que la peinture. Fils du poète Pamphile Le May[01], Joseph-Eudore Lemay (1874-1947) s’intéresse à la photographie dès l’âge de 15 ans. Il apprend les rudiments du métier en travaillant comme apprenti auprès du portraitiste Marc-Alfred Montminy, fondateur du studio Montminy & cie à Québec. Il y travaille une douzaine d’années, puis l’industriel en pâtes et papiers Julien-Édouard-Alfred Dubuc l’invite à s’établir à Chicoutimi. Il l’engage pour photographier la construction de ses usines à des fins d’assurance et lui fournit même une maison qui contient assez d’espace pour accueillir sa famille et aménager son propre studio.

Lemay arrive à Chicoutimi en 1906 avec sa femme et leurs quatre enfants alors que sa fille, Aline Lemay, est âgée de deux ans. En plus des photographies industrielles qu’il réalise, il documente la région qui se transforme à travers l’architecture, les commerces et les gens qui l’habitent. Lorsqu’il ne travaille pas à l’extérieur, il tire des portraits dans son studio doté d’un plafond vitré qu’il équipe d’un système d’éclairage artificiel en 1918. Sa clientèle grandit et il y consacre de plus en plus de temps.

Vers 1925, alors que le principal employé de Joseph-Eudore Lemay annonce son départ, Aline Lemay est prise à l’essai et pourvoit le poste d’assistante, devenant la première femme de la région à travailler dans un studio. Elle apprend les rudiments du métier auprès de son père, comme c’est aussi le cas chez les Livernois à Québec ou chez William Notman & Son à Montréal. Aline Lemay se voit d’abord confier la retouche des portraits, une étape cruciale pour la satisfaction de la clientèle. L’embellissement de l’image, procédé bien connu en peinture, s’impose en photographie au fil des avancées techniques. Les temps de pose plus courts et la qualité accrue des objectifs permettent des représentations photographiques plus détaillées.

Les photographes développent différentes techniques pour atténuer, voire retirer complètement, certains éléments gênants jugés trop visibles. Le procédé exige de la patience, une grande minutie et un sens du dosage, comme c’est le cas aujourd’hui avec les outils numériques. De nombreuses femmes sont recrutées dans les studios pour développer, retoucher et coloriser les photographies. Selon les croyances de l’époque, elles possèderaient naturellement les qualités requises, en plus de coûter moins cher aux entreprises[02].

Contrairement à la plupart de ces femmes qui travaillent dans les laboratoires et qui accèdent très rarement aux postes de photographe, Aline Lemay remplace graduellement son père malade derrière l’appareil photo. Au décès de l’homme, en 1947, elle reprend le studio qu’elle opère pendant vingt ans. Elle s’impose rapidement en tant que photographe auprès de ses pairs, presque essentiellement des hommes. Sur une photo de groupe datant de 1954[03], Aline Lemay est la seule femme qui pose parmi les seize photographes professionnels du Saguenay représentés. La photographe s’illustre également à l’échelle provinciale. La qualité de ses portraits lui vaut une récompense prestigieuse au salon de l’Association des photographes professionnels de la province de Québec qui a lieu au Musée des beaux-arts de Montréal en 1952[04].

En plus de ses grandes aptitudes techniques, Aline Lemay s’adapte à chaque personne qu’elle photographie en lui proposant des poses qui mettent en valeur son corps, sa personnalité et, dans certains cas, son statut social. Pour réaliser ce portrait de Monseigneur Joseph Dufour, la photographe place la caméra plus bas que le sujet et l’incline légèrement vers le haut. Cette vue en contre-plongée participe à construire la supériorité de cette grande figure ecclésiastique. Le choix du cadrage y contribue également : le regard de l’homme se situe dans la partie haute de l’image, tout près du cadre supérieur. Puisque le vêtement religieux joue un rôle identitaire et hiérarchique important au sein de l’Église catholique, le plan américain est privilégié au détriment des plans poitrine ou épaules plus typiques de la production de Lemay. Cela rend visibles la soutane, le col romain, le manteau et le rochet en dentelle, une pièce de vêtement dont le port est réservé à certaines fonctions au sein de l’Église, comme celle de chanoine. Le directeur du Séminaire de Chicoutimi et chanoine titulaire de la cathédrale est représenté devant un fond dont la texture et le contraste imitent la voûte céleste. Élevé au rang de mi-homme, mi-dieu en vertu des pouvoirs conférés par l’œil avisé et la main créative de la photographe, il pose de profil avec le visage tourné vers la source lumineuse.

Cette photographie affirme le pouvoir de cette personnalité, tel un portrait d’apparat jadis réservé au pape et à la royauté. Les grandes personnalités politiques ont toujours recours, de nos jours, à ce sous-genre du portrait. L’image témoigne également du respect de Lemay pour la tradition religieuse, une valeur partagée par son père[05].

Le studio Lemay ferme ses portes en 1967. Aline Lemay confie les archives de l’entreprise à la Société historique du Saguenay. Pendant deux ans, elle y travaillera comme responsable du classement et de l’indexation des 70 000 négatifs qui assureront la transmission de la tradition photographique des Lemay.

Principales collections

 

Geneviève Thibault

01 Personnage d’une grande importance dans l’histoire culturelle du Québec, Pamphile Le May est désigné personnage historique par le Ministère de la Culture et des Communications en 2019.

02 Michel Lessard (1987), Madeleine Marcil (1990) et Colleen Marie Skidmore (1999) abordent le sujet des inégalités salariales et de la discrimination des fonctions occupées par les femmes dans les studios de photographie. À propos du cinéma, où la situation est similaire, voir l’article rédigé par Girish Shambu (2019).

03 Société historique du Saguenay, document SHS-P002-S7-SS1-P06642-1, Réunion des photographes professionnels du Saguenay à l’hôtel Champlain de Chicoutimi.

04 Mlle Aline Lemay, photographe, se classe deuxième. (1952, 13 mars). Le Progrès du Saguenay, 2.

05 Aline Lemay raconte, au journaliste Daniel Côté (1993), l’objection catégorique de Joseph-Eudore Lemay à ouvrir son studio avant la fin de la messe du dimanche et ce, en dépit de la forte demande.

Bibliographie

Côté, D. (1993, 3 octobre). Aline Lemay. Progrès-dimanche, 33.

Demers, P. (1977, 1er octobre). Le Saguenay du début du siècle vu par Eudore Lemay. La Presse, 8-12.

Lehec, J.-N. (2021). Il y a 100 ans, la retouche des portraits avant Photoshop. Phototrend.

Lemieux, S.-J. et J. Hardy. (2018). La famille Lemay, les fragments de l’histoire. Saguenayensia, 59(4).

Lessard, M. (1987). Les Livernois, photographes. Musée du Québec et Québec Agenda.

Marcil, M. (1990). Femmes et photographie au Québec, 1839-1940 [mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Montréal.

Marcil, M. (1990) Images de femmes: Les Québécoises photographes. Cap-aux-Diamants, 21, 39-41.

Shambu, G. (2019). Hidden Histories: The Story of Women Film Editors. The Criterion Collection.

Schriever. J. B. (1908). Negative Retouching, Etching and Modeling. Dans Complete Self-Instructing Library of Practical Photography (Volume 10). American School of Art and Photography.

Skidmore, C. M. (1999). Women in Photography at the Notman Studio, Montreal, 1856-1881 [thèse de doctorat]. University of Alberta.