Née à Racine, au Wisconsin (États-Unis), Lynne Cohen étudie les arts visuels à la University of Wisconsin, à la Eastern Michigan University et à la Slade School of Fine Art à Londres (Royaume-Uni). Ses intérêts pour l’espace tridimensionnel et les intérieurs se manifestent en premier lieu à travers la création de sculptures, puis de gravures réalisées à partir d’images trouvées dans les catalogues de décoration. Elle intègre ensuite la photographie à sa pratique artistique afin de se rapprocher du monde réel dont elle souhaite extraire des fragments. Elle photographie d’abord des extérieurs et des intérieurs d’environnements domestiques qui reproduisent les modèles prescrits par les magazines, puis oriente ensuite ses recherches vers les lieux d’activités professionnelles et de loisirs. Si chacune de ses photographies d’architecture reflète avec humour les fonctions, les illusions et le mauvais goût de la société nord-américaine, l’ensemble de sa production appuie l’idée inquiétante du conditionnement culturel comme outil de contrôle[01]. Cohen déménage à Ottawa en 1973, puis à Montréal en 2003 où elle passe le reste de sa vie. Figure emblématique de l’art au Canada, professeure et artiste de notoriété internationale, sa pratique fait l’objet de nombreuses récompenses et expositions individuelles dans des institutions réputées[02]. Depuis 2016, un prix prestigieux qui porte son nom est attribué bisannuellement à un ou une photographe de la relève, en collaboration avec le Musée national des beaux-arts du Québec.

Souvent préférée en photographie d’architecture, Cohen utilise une chambre photographique 8 x 10 pouces qui lui permet d’optimiser les détails de ses images et de redresser la perspective verticale grâce au mouvement de bascule de la caméra. La production de Cohen est facilement reconnaissable d’un point de vue formel. Elle utilise les techniques du documentaire – la prise de vue frontale, la grande profondeur de champ, l’authenticité de la représentation, la distanciation de la photographe – pour photographier des espaces intérieurs corporatifs ou institutionnels. En entrevue pour le Musée d’art contemporain de Montréal (2013), elle compare ces fragments de réalités à des installations ready-made[03]. Bien que Cohen n’intervienne pas sur les espaces représentés et les montre tels quels, elle s’éloigne de la photographie documentaire en les détachant volontairement de leur contexte sociohistorique. En ce sens, la plupart des titres de ses images, comme Laboratory, Game room ou Corporate Office, ne fournissent aucune information supplémentaire ou clé de lecture. Pour en comprendre la signification, il faut chercher du côté des contradictions, de l’absurdité et des bizarreries qu’elles rendent visibles. Cohen montre que les choses sont différentes de ce qu’elles semblent être, et ce discours reflète les préoccupations des années 1980 qui consistent à mettre en doute les notions de vérité et d’authenticité associées à la photographie.

Contrairement aux décors de maisons construits par les personnes qui les habitent afin de se mettre en scène elles-mêmes, ici les lieux sont conçus par des personnes inconnues pour des usagers quelconques. Cet anonymat et l’absence d’humains dans le cadre photographique ajoutent de l’étrangeté aux scènes observées. Décontextualisés et dénués de vie, ces espaces photographiés alors qu’ils ne sont pas accessibles au public semblent témoigner d’un « entre-deux » monde. Leur fonction est souvent ambiguë, comme c’est le cas des salles de classe et des décors qu’on y retrouve pour simuler la réalité. Certains espaces photographiés servent à transiter entre deux endroits, comme les salles d’attente. Parfois un seul détail, tel qu’une lumière qui émane d’une porte close, suffit à stimuler l’imagination et à suggérer la coexistence d’un ici et d’un ailleurs. Ces « entre-deux » dépourvus de la présence humaine partagent plusieurs caractéristiques avec l’esthétique des espaces liminaires devenue très présente notamment dans les jeux vidéo, sur Internet et au cinéma[04].

Cohen choisit méticuleusement les lieux qu’elle photographie. Elle préfère les décors fabriqués à partir d’imitation de matériaux et d’autres éléments artificiels, comme des animaux empaillés, de fausses plantes, des roches en papier mâché, des silhouettes humaines ou des mannequins. Certains de ces espaces semblent conçus davantage pour être vus que pour être réellement utilisés tant ils apparaissent inconfortables, voire dysfonctionnels. À travers ces structures et ces agencements architecturaux, Cohen rend visible la théâtralité de la société. Le contrôle des individus et des savoirs devient pour elle une thématique importante à partir des années 1980. Ses séries postérieures, davantage critiques, rendent visibles des lieux plus difficiles d’accès comme des écoles policières, des salles de thérapie en facultés de psychologie, des ailes psychiatriques d’hôpitaux ou des laboratoires. Les photographies mêmes de Cohen sont des « situations contrôlées », c’est-à-dire bien cadrées, composées avec rigueur et sélectionnées par l’artiste. Elle nomme Occupied Territory (1987)[05] sa première monographie qui rassemble une sélection de lieux « sous domination ».

La photographie Corporate Office est tirée de ce livre. Elle représente bien la production de Cohen dans les années 1970 tout en abordant, avec humour, la thématique du contrôle qui guidera ensuite sa sélection des lieux. Le bureau représenté pourrait être celui occupé par un membre de la direction d’une entreprise. La composition met en valeur l’austérité des lignes et les formes d’un ameublement sans doute coûteux, utilisé pour affirmer le pouvoir de la personne occupant une fonction supérieure dans l’organigramme hiérarchique. Cohen positionne le siège en cuir au centre du cadre, accentuant à la fois l’importance de la personne et son absence. Le mur du fond est complètement recouvert par une photographie grand format d’un ciel de beau temps parsemé de cumulus. Ce choix d’arrière-plan céleste élève encore davantage le statut de supériorité de cette personne. Toutefois, plusieurs éléments contradictoires mettent en doute la légitimité de ce statut, comme le tapis commercial, l’imitation de bois et surtout la facture visuelle de la représentation du ciel. Son impression sur plusieurs feuilles et son accrochage semblent réalisés avec très peu de ressources, dévoilant un écart important entre la réalité simulée et celle perçue.

Au début des années 2000, Cohen intègre la couleur à ses images et les agrandit progressivement à une taille qui se rapproche, en 2010, de l’échelle humaine. Ces grandes photographies invitent la personne qui les regarde à prendre part à la scène, voire à y jouer un rôle, rappelant les intérêts vifs de l’artiste pour la tridimensionnalité et l’exploration de l’espace. L’image se rapproche ainsi de la réalité, mais elle demeure un leurre, tout comme l’habitabilité des espaces montrés.

Principales collections

  • Albertina, Vienne, Allemagne
  • Art Gallery of Ontario, Toronto
  • Art Institute of Chicago, Chicago
  • Canadian Centre for Architecture, Montréal
  • Centre Pompidou, Paris, France
  • Colección del Fondo Fotográfico, Museo Universidad de Navarra, Pampelune, Espagne
  • The Hart House Collection, University of Toronto Art Museum
  • Kunsthaus, Zurich, Suisse
  • Musée d’art contemporain, Montréal
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Musée d’art de Joliette
  • Museum Folkwang, Essen, Allemagne
  • The National Gallery of Art, Washington
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • The Nelson Atkins Museum of Art, Kansas City
  • Princeton University Art Museum, Princeton
  • Städel Museum, Francfort, Allemagne
  • Tate Modern, Londres, Grande-Bretagne
  • Walter Phillips Gallery, Banff
  • The Winnipeg Art Gallery

 

Geneviève Thibault

01 Par conditionnement culturel, il est entendu ici la transmission d’un ensemble d’idées et de croyances qui uniformisent, au sein d’un groupe d’humains, la manière d’être et de se comporter.

02 Le curriculum vitae de l’artiste compte plus de cent expositions individuelles réalisées entre 1973 et 2014, principalement en Amérique du Nord et en Europe; une quarantaine d’autres ont eu lieu depuis son décès. Plusieurs prix nationaux lui sont attribués, comme le Prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton du Conseil des Arts du Canada (1991), un Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques (2005) et le Prix de photographie Banque Scotia (2011).

03 En 1913, Marcel Duchamp définit le ready-made comme un objet manufacturé élevé au rang d’objet d’art par le seul choix de l’artiste. Parmi ses ready-mades les plus connus figurent Roue de bicyclette (1913), Porte-bouteilles (1914) et Fontaine (1917).

04 Le concept de liminarité est inventé par l’ethnologue Arnold Van Gennep pour parler de la phase de transition entre deux lieux ou deux états lors d’un rite de passage. Concernant la tendance actuelle entourant les espaces liminaires et leurs caractéristiques, voir Liminal. Les nouveaux espaces de l’angoisse (2023) par ALT236.

05 L’ouvrage est publié par Aperture et réédité en 2012. La couverture de cette édition est marquée par le nom de l’artiste et une série de traits rouges bloquent la vue d’une image.

Bibliographie

Site Web de l’artiste

Artières, P., Cohen, L., Dorado, O., Ebner, F., Lugg, A., Massa, A. et Müller, S. (2023) Lynne Cohen. Troubles. Presses universitaires de Rennes.

Chiasson, H. (1999). Photographies [documentaire]. Office national du film.

Cohen, L., Diski, J. et Thomas, A. (2012). Lynne Cohen. Nothing is Hidden. Steidl.

Cohen, L., Ewing, W., Byrne, D. et Mellor, D. (1988). Occupied Territory. Aperture.

Cohen, L., LeTourneux, F. (2012). Lynne Cohen : Faux indices. Musée d’art contemporain de Montréal.

Cohen, L. (2005). Lynne Cohen – Camouflage. Le Point du Jour Éditeur.

De Brugerolle, M. (2011). Lynne Cohen. Dazibao/VU.

Donnadieu, M. (2019). Lynne Cohen : double aveugle, 1970-2012. Hazan.

Guillaume, P. (2013). Lynne Cohen : faux indices : des espaces au sein des lieux. Ciel variable, (95), 74-77.

Musée des beaux-arts du Canada. (2024). Lynne Cohen.

Musée d’art contemporain de Montréal. (2013). Entrevue avec Lynne Cohen / Interview with Lynne Cohen [capsule vidéo].

Noakes, T. (2022). Lynne Cohen.  Dans L’Encyclopédie Canadienne.

Pomparat, C. (1996). Lynne Cohen : à l’infinitif pluriel. CV Photo, (37), 15-34.

Taichman, M. (2006). Objects, materials and surfaces: the photographs of Lynne Cohen [mémoire de maîtrise]. Université Concordia.

Thomas, A. (2001). No Man’s Land: The Photography of Lynne Cohen. Thames & Hudson.

Wolff, D. (dir). (2012). Lynne Cohen : Occupied Territory (Deuxième édition). Aperture.