Gordon Webber et le renouveau de l’enseignement des arts : nouveaux médias, Bauhaus et art non figuratif

Gordon Webber (1909-1965), Image couleur d’un light modulator réalisé par Werner S. et Gunars J., Diapositive couleur sur pellicule Ektachrome, 60 x 60 mm (2 ¼ x 2 ¼ po.), Fonds Gordon Webber, Collection d’architecture canadienne John Bland, Bibliothèques de l’Université McGill, DI2024-2636.
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, un afflux de migrants et d’intellectuels fuit l’Allemagne et les pays occupés par l’armée du IIIe Reich pour s’établir en Amérique. Terre d’accueil paisible et lieu fertile pour le développement des idées, le continent voit alors fleurir la vision singulière et le savoir-faire de nombreux professeurs et artistes issus de cercles artistiques et écoles d’art européennes de fondation récente, où les nouveaux médias, tels que le cinéma et la photographie, occupent déjà une place de premier ordre.
Plusieurs figures majeures des grands courants avant-gardistes viennent donc peupler les métropoles. C’est le cas de Fernand Léger et Amédée Ozenfant (cubisme et post-cubisme), qui établissent à New York des ateliers où ils accueillent des étudiantes et des étudiants venus de partout en Amérique, jeunes talents du Québec inclus. On pense également au chef de file du surréalisme, André Breton, qui arpente le territoire nord-américain jusqu’à Percé et où il écrira les ébauches de son opus amoureux Arcane 17. Montréal, pour sa part, accueillera Werner David Feist, ancien étudiant du Bauhaus, graphiste et photographe publicitaire, bien connu pour avoir fait le design du programme de la pièce de théâtre de Claude Gauvreau Les oranges sont vertes en 1972.
On se réfèrera ici aux artistes photographes et cinéastes que sont les anciens professeurs du Bauhaus de Dessau (Allemagne), soit László Moholy-Nagy[01] et le couple formé de György et Juliet Kepes, qui s’établiront à Chicago. Ceux-ci tenteront d’ailleurs d’y refonder l’expérience pédagogique allemande, rompant avec l’académisme et favorisant l’usage des nouveaux médias. Un New Bauhaus éphémère naît de cette initiative, aussitôt repris et renommé Art Institute of Chicago. Dans cette école toujours en activité aujourd’hui, on enseigne la photographie, le design industriel et tous les moyens « modernes » visant à renouveler l’expression artistique et graphique.
Il paraît peu étonnant que cette école ait accueilli de jeunes artistes aux fortes personnalités telles que Gordon McKinley Webber (1909-1965), artiste multimédia et professeur canadien, pionnier du modernisme. Né à Sault-Sainte-Marie, en Ontario, il entre en 1924 à l’École d’art de l’Ontario (Ontario College of Art, aujourd’hui OCAD University), où enseignent Arthur Lismer, John Edwin Hervey MacDonald et Emanuel Hahn. Talent naturel malgré son jeune âge, Webber commence à exposer en 1930 avec le Groupe des Sept et à enseigner au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Dès 1937, il étudie à la New Bauhaus School of Design à Chicago sous les professorats de László Moholy-Nagy et Gyorgy Kepes, ce qui l’incite à se tourner vers l’abstraction et les arts expérimentaux.
À la suite de sa formation dans la prestigieuse institution, il est invité par Arthur Lismer à rejoindre l’École d’art et de design du Musée des beaux-arts de Montréal. Il obtient en parallèle un diplôme de l’École de design de Toronto, et commence en 1942 à enseigner le dessin sous les auspices de l’Art Association (actuel Musée des beaux-arts de Montréal) puis à l’École d’architecture de l’Université McGill, où il influence durablement l’œuvre de certains de ses étudiants tels que l’architecte Moshe Safdie (et son projet Habitat 67) et les peintres Guido Molinari et Claude Tousignant. Très actif, il enseigne également à l’école d’été de l’Université de la Colombie-Britannique dès 1950.
Dans les années 1940 à 1960, Webber poursuit ses propres créations, expérimentant notamment le dessin sur pellicule 35 mm avec le cinéaste Norman McLaren, créant des photomontages, des instruments de nouvelle lutherie et les chorégraphies de deux ballets dont il conçoit aussi les costumes et décors. Il réalise également une murale et un mobile pour le bureau de poste de la ville de Mont-Royal, de même qu’une sculpture pour le McConnell Engineering Building de l’Université McGill.
Si Gordon Webber fait partie des figures ayant marqué la culture visuelle et photographique au Québec, il est néanmoins resté dans l’ombre pendant des décennies. Longtemps oublié, il a pourtant fait partie des premiers à exposer de l’art non figuratif au Québec. Son nom figure parmi les signataires du manifeste Prisme d’yeux (1948), auprès de plusieurs professeurs d’arts montréalais tels que Alfred Pellan, Albert Dumouchel et Arthur Gladu. Mais comme de nombreux artistes de sa génération occupant une place à part et disparus subitement au moment où commence à s’écrire l’histoire de l’art québécois des années 1940 et 1950, ce n’est que récemment qu’il fut redécouvert.
L’image que nous proposons ici fait partie de la documentation visuelle des toutes dernières années du professorat de Gordon Webber. Son statut d’œuvre à part entière et son attribution demeurent flottants, faute d’informations claires. Ce que nous savons cependant, c’est que cette diapositive fait partie d’un ensemble présentant les travaux de finissants de la cohorte du printemps de 1963 et représente un « light modulator » ou modulateur de lumière, semblable à ceux qui ont fait la renommée de László Moholy-Nagy. Le modulateur de lumière est une sorte de sculpture articulée et cinétique faite de divers matériaux contemporains tels que l’acrylique et l’acier inoxydable, mis à profit pour leurs qualités visuelles. Il est éclairé de manière à créer des effets spatiaux inédits, toujours renouvelés et changeants en fonction de la source de lumière. La photo illustre ainsi non seulement la forme matérielle du modulateur de lumière, mais tente également d’en reproduire l’effet. L’image qui apparaît sur la pellicule transparente combine différents éléments dans une même composition géométrique, utilisant la lumière tant comme médium que comme sujet. On ne sait pas si la diapositive est de Webber lui-même, mais quoiqu’il en soit, elle témoigne de son rôle dans la transmission des idées du Bauhaus en contexte québécois.
Principales collections
- Musée national des beaux-arts du Québec
- Bibliothèque Blackader-Lauterman de l’Université McGill
- Musée des beaux-arts du Canada
- Art Gallery of Ontario
01 On soulignera aussi l’apport de Lucia Moholy qui, bien qu’elle ne se rendit pas en Amérique, aurait eu un apport considérable dans les œuvres de László Moholy-Nagy et Walter Gropius (théoricien de l’architecture) ces derniers s’étant largement inspirés de son travail, jusqu’à l’appropriation.
Bibliographie
Anderson, B. (1996). Gordon McKinley Webber : memories of an artist, designer and teacher. McGill University School of Architecture.
Trépanier, E. (2022). Scott, Brandtner, Eveleigh, Webber, Revoir l’abstraction montréalaise des années 1940. Les Presses de l’Université de Montréal.
Anderson, B. (1996). Gordon McKinley Webber : memories of an artist, designer and teacher. McGill University School of Architecture.
Trépanier, E. (2022). Scott, Brandtner, Eveleigh, Webber, Revoir l’abstraction montréalaise des années 1940. Les Presses de l’Université de Montréal.