Gabor Szilasi : la beauté et la force de l’histoire

Gabor Szilasi (1928-), Mme Alexis (Marie) Tremblay dans sa chambre à coucher, Île aux Coudres, Charlevoix, septembre-octobre 1970, 1970, Épreuve à la gélatine argentique, 35,3 x 27,8 cm, Courtoisie de l’artiste.
Gabor Szilasi est une figure emblématique et incontournable de la photographie québécoise et canadienne. Né à Budapest (Hongrie) en 1928, il a fui le nazisme et le communisme et s’est installé à Montréal à partir de 1959. Il a édifié au cours des cinquante dernières années une production photographique déterminante et influente. Celle-ci est tour à tour axée sur les paysages ruraux, les intérieurs domestiques, l’architecture urbaine, les portraits de villageois saisis dans leur environnement quotidien ou ceux issus de cercles plus familiers : membres de sa famille, amis et artistes. Ses nombreuses années d’enseignement ont eu une incidence marquante sur la relève étudiante et sur la discipline photographique, de même qu’il fut un guide auprès d’une génération de collègues photographes à qui il a offert un appui précieux. Sa présence soutenue à la vie artistique montréalaise et régionale témoigne également de son avidité à suivre le développement du travail des jeunes photographes comme celui d’artistes plus établis.
Sa longue et fructueuse carrière a été largement récompensée. Outre la circulation d’importantes expositions muséales, il a été reçu Compagnon de l’ordre des arts et des lettres du Québec en 2021, a obtenu le Prix du gouverneur général du Canada en 2010 et le Prix Paul-Émile Borduas en 2009. En 2021, Bibliothèque et Archives Canada lui a rendu hommage en faisant l’acquisition d’une importante collection de ses œuvres, celle-ci documentant près de 70 ans de sa vie et de sa carrière.
Photographe humaniste et maître de la photographie argentique, Gabor Szilasi est considéré parmi les pionniers du documentaire social au Québec. Parcourant les villages du Québec rural au début des années 1970, ses projets photographiques réalisés à cette période seront décisifs dans l’évolution de son œuvre, notamment depuis son premier grand projet documentaire dans le comté de Charlevoix et L’Isle-aux-Coudres. Fasciné par les gens de cette région, il entreprend d’y séjourner à plusieurs reprises afin de se familiariser avec le quotidien des communautés rurales et de cerner à travers le patrimoine des régions, et sous son œil attentionné et réceptif d’émigré, la culture et l’identité québécoise de l’époque. L’hommage aux gens de Charlevoix mis en lumière dans le cinéma-vérité de Pierre Perrault dans les années 1960 fut une source d’inspiration avérée dans la trajectoire rurale et engagée de Szilasi.
L’œuvre reproduite ici, au titre révélateur, traduit pleinement la posture créatrice de Szilasi. Elle témoigne du lien de confiance qui s’installe entre lui et ses sujets de captation, alors qu’ici, Mme Tremblay permet au photographe de prendre le cliché dans la pièce privée qu’est sa chambre à coucher[01]. Il faut savoir que Szilasi utilise la chambre photographique 4 x 5 pouces, ce qui exige une certaine préparation et une lenteur dans la prise de vue, de même qu’une posture patiente chez le sujet. Mais l’approche du photographe demeure avant tout bienveillante et respectueuse, mettant à l’aise ses modèles en leur laissant le choix d’une pose qui leur est naturelle et distinctive.
Les portraits sont saisis en situation, c’est-à-dire dans l’espace domestique ou dans le lieu de travail de la personne photographiée et parfois même dans l’espace public. Cette œuvre en est un bel exemple, démontrant le souci du détail et le cadrage rigoureux du photographe. Point fort de l’image, Mme Tremblay occupe le centre de la composition, regarde directement l’objectif, en position frontale et en pied, comme à égalité avec le photographe. Szilasi met ainsi en valeur son personnage et en multiplie par ailleurs les facettes de manière astucieuse, à l’intérieur d’une composition symétrique et subdivisée en trois sections. À la gauche de la dame, un meuble de chambre où est déposé son portrait de jeunesse se prolonge jusqu’à l’avant-plan de l’image; à sa droite et à l’arrière, une armoire avec miroir la représente dans un angle de trois quarts de dos où elle semble, fait cocasse, diriger son regard vers un plan plus éloigné. La voilà apparaître ainsi dans chacune des trois sections. Par ailleurs, malgré l’étroitesse de la pièce, les porte-miroir, porte vitrée du mobilier, petit miroir dans le coin arrière des murs et portrait d’époque simulent des ouvertures spatiales et temporelles, comme si l’image de Mme Tremblay parvenait à traverser le temps et l’espace.
Et comme pour nouer les fils d’une trame narrative, un jeu d’associations entre gestes et surtout entre signes matériels se met en œuvre. Que ce soit le bras gauche de la dame âgée accoudé sur le meuble qui fait écho au bras de la jeune femme sur la photo qui lui sert d’appui-tête, ou le motif de la dentelle ornant le tablier, le vêtement de la jeune femme sur la photo d’époque, les napperons à l’intérieur du meuble et le rideau de porte reflété dans le grand miroir. Leur raffinement répond également aux motifs stylés du meuble de chambre, de l’armoire et du cadre autour du portrait de jeunesse.
L’attachement et l’estime que porte Szilasi envers l’Autre s’incarnent dans la force, l’authenticité et la dignité que dégage ici son personnage féminin. Cette affection s’exprime également dans la représentation d’un espace privé chaleureux et attachant qui transcende la prise de vue très calculée du photographe. L’œuvre raconte à sa façon l’appartenance à un milieu de vie et à un moment clé de l’histoire.
Principales collections
- Bibliothèque et Archives Canada (pour la collection d’œuvres de Gabor Szilasi acquise en 2021).
- Art Gallery of Alberta
- Centre canadien d’architecture
- Cinémathèque québécoise
- Musée McCord Stewart
- Musée d’art contemporain de Montréal
- Musée d’art de Joliette
- Musée des beaux-arts de Montréal
- Musée des beaux-arts du Canada
- Musée national des beaux-arts du Québec
- The Winnipeg Art Gallery
- Vancouver Art Gallery
01 À noter que Mme Alexis (Marie) Tremblay fut présente dans les films de Pierre Perrault portant sur la région de Charlevoix, dont Pour la suite du monde (1963).
Bibliographie
Asselin, H., Leblanc, V. et Szilasi, A. (2008). Famille. Photos de Gabor Szilasi. Centre des arts visuels.
Blouin, M., Harris, D. et O’Neil, J. et Szilasi, G. (2012). Charlevoix 1970. L’instant même.
Desgagnés, A. (2016). Gabor Szilasi, Portraits en intérieurs (entretien). Ciel variable, (103), 105-106.
Harris, D. (2009). Gabor Szilasi. L’éloquence du quotidien. Musée d’art de Joliette.
Lafrenière, J. (réalisatrice). (2021). Gabor [documentaire]. Maison4tiers.
Langford, M. (2010). Pour prendre la mesure de Gabor Szilasi. Ciel variable, (84), 22-25.
Tousignant, Z. (2018), Le monde de l’art à Montréal, 1960-1980. Ciel variable, (108), 22-31.
Asselin, H., Leblanc, V. et Szilasi, A. (2008). Famille. Photos de Gabor Szilasi. Centre des arts visuels.
Blouin, M., Harris, D. et O’Neil, J. et Szilasi, G. (2012). Charlevoix 1970. L’instant même.
Desgagnés, A. (2016). Gabor Szilasi, Portraits en intérieurs (entretien). Ciel variable, (103), 105-106.
Harris, D. (2009). Gabor Szilasi. L’éloquence du quotidien. Musée d’art de Joliette.
Lafrenière, J. (réalisatrice). (2021). Gabor [documentaire]. Maison4tiers.
Langford, M. (2010). Pour prendre la mesure de Gabor Szilasi. Ciel variable, (84), 22-25.
Tousignant, Z. (2018), Le monde de l’art à Montréal, 1960-1980. Ciel variable, (108), 22-31.