Du photojournalisme au portrait : Sam Tata, le témoin d’un siècle

Périodes

Samuel Bejan Tata, dit Sam Tata, naît à Shanghai le 30 septembre 1911. Ses parents, d’origine indienne, se sont établis en Chine où son père gère deux manufactures de coton. Ce photojournaliste, qui émigre au Canada en 1956, assistera à plusieurs événements majeurs du XXe siècle, qu’il photographiera pour en livrer d’importants témoignages. Il développe tout au long de sa carrière un goût pour la photographie de rue et ses instants décisifs chers à Cartier-Bresson – le photographe français sera d’ailleurs son mentor et ami – ainsi que pour une pratique assidue du portrait, en passant par la photographie de studio. Quantité des travaux réalisés au début de sa carrière de photojournaliste portant sur sa ville natale dans les années 1940 ont été saisis par les autorités chinoises lors de son départ du pays en 1952. Malgré cela, Sam Tata laisse à son décès en 2005 un fonds considérable reflétant la richesse d’une identité construite entre la Chine, l’Inde et le Canada.

Après de courtes études en commerce à l’Université de Hong Kong, Sam Tata revient vivre et travailler auprès de son père à Shanghai. Ses débuts en photographie se font au Club photo de la ville à travers lequel il rencontre d’autres photographes qui lui permettront de développer sa pratique. Ses premières séries s’inscrivent d’emblée dans un style photojournalistique. Muni de son Leica, il documente la vie cosmopolite et effervescente de Shanghai dans les années 1940. Depuis 1937 cependant, la ville est sous occupation japonaise. Son premier reportage pour LIFE Magazine date de cette période; il y couvre une altercation entre nationalistes et soldats japonais. À l’époque, LIFE est l’un des magazines les plus importants de la presse écrite. L’hebdomadaire américain est connu pour laisser une large place aux photographies et embauche de nombreux photojournalistes à travers le monde. Comme l’occupation japonaise ne facilite pas la photographie de rue, Sam Tata se tourne brièvement vers le travail en studio. C’est là qu’il apprend les bases de l’éclairage et se familiarise avec une pratique qui fera sa notoriété dans la dernière partie de sa carrière : le portrait.

Les années 1946 et 1947 sont déterminantes pour le photographe. Il décide de partir en Inde, le pays de ses racines, pour un long séjour. En 1947, c’est à Bombay qu’il rencontre le photojournaliste français Henri Cartier-Bresson, envoyé par l’agence Magnum pour couvrir la toute récente indépendance du pays face à la domination britannique. Encouragé par celui qui est déjà célèbre pour ses photos prises sur le vif, Sam Tata se remet sur les rails du photojournalisme. Les deux photographes, désormais amis, parcourent les rues de Bombay dans le contexte politique et social bouillonnant des lendemains de l’indépendance. En 1949, Tata retourne en Chine. Shanghai est alors à nouveau le centre de bouleversements politiques. Le régime chinois communiste reprend la ville aux mains des Japonais. Tata, bientôt rejoint par Cartier-Bresson, sera aux premières loges des événements. Il photographie le quotidien de sa ville dans un style documentaire qui s’est affirmé avec les années de pratique. Ses nombreux négatifs noir et blanc documentent le basculement de la ville et les mouvements de population à l’avenir incertain. L’Office national du film du Canada fait l’acquisition du riche témoignage que fait Tata de la révolution maoïste et, en 1970, une exposition itinérante de ce corpus est mise sur pied : La fin d’une époque (les photographies de Shanghai). Elle sera présentée dans une trentaine de lieux et terminera sa course au début des années 1990.

Avec sa famille, Tata quitte la Chine en 1952 pour immigrer au Canada en 1956. Établi à Montréal, il réalise des travaux de commande pour des journaux et magazines locaux. Peu à peu, et souvent à sa propre initiative, il se lance dans une grande série de portraits du monde intellectuel et culturel de l’époque. Porté encore une fois par les conseils de Cartier-Bresson pour qui un bon portrait est un portrait environnemental, Sam Tata accorde un soin particulier à photographier ses sujets dans leur environnement. La richesse et la diversité des portraits réalisés entre le milieu des années 1950 et la fin de sa vie constituent un vif témoignage de la vie intellectuelle canadienne. Chanteurs et chanteuses, artistes peintres, écrivains et écrivaines, dramaturges, sculpteurs et sculptrices, photographes, etc. : Sam Tata aménage pour chacun de ses sujets un espace photographique qui exprime leur personnalité en un cliché. Son corpus comprend notamment les portraits d’Armand Vaillancourt, Gilles Vigneault, Michel Tremblay, Seymour Segal et Leonard Cohen, ou encore de la timide Marie-Claire Blais. Le photographe se disait lui-même fasciné par cet exercice de miroir que suppose la pratique du portrait, qu’il vivait comme une forme d’apprivoisement. Entre autres publications au cours de sa carrière, une sélection de ses portraits a été réunie en livres sous les titres A Certain identity : 50 portraits (1983) et Portraits of Canadian Writers (1991). Son dernier ouvrage, India : Land of my Fathers, publié l’année de sa mort en 2005, rassemble ses photos prises en Inde, terre de ses ancêtres. Qu’il s’agisse de son travail de photojournaliste ou de ses portraits, le travail que laisse Sam Tata témoigne d’une curiosité indéfectible pour la nature humaine.

Sur cette photographie noir et blanc, prise au 35 mm en 1967, le poète et traducteur Daryl Hine est assis sur un lit dont la simple armature laisse envisager qu’il est assez rudimentaire. Cette impression est renforcée par un décor dépouillé : murs nus plongés dans la pénombre, une seule et humble lampe au plafond. Le jeune poète porte une simple chemise blanche au col entrouvert et semble perdu dans ses pensées. Son aspect nonchalant est renforcé par le fait que son regard ne se porte pas vers le photographe, et donc pas vers son audience, mais vers sa propre main et la cigarette qui s’y consume. Les tissus des draps et de la chemise se confondent presque, achevant ce sentiment d’intimité du poète avec son environnement. La posture de Hine et le cadrage de la tête de lit qui dessine comme une séparation entre le poète et le monde accentuent l’impression qu’il s’agit d’une image de l’artiste en train de créer, absorbé dans un monde auquel les autres sont étrangers. Le décor simple, la cigarette et la tenue du jeune homme reprennent les codes romantiques du poète vivant dans le dénuement. La simplicité formelle de la photographie est structurée autour d’une diagonale, dessinée par le bras de Hine. Elle oppose l’espace gris des murs et l’avant-plan blanc des draps, du visage et de la chemise ce qui attire l’œil sur la cigarette, accessoire par excellence du poète de la fin des années 1960, dont la fumée pourrait être interprétée comme la manifestation de la pensée.

Principales collections

  • Musée des beaux-arts du Canada

 

Prune Paycha

Bibliographie

Bassnett, S. et Parsons, S. (2023). Sam Tata. Photography in Canada, 1839–1989.

Crevier, L. (1988, 2 juillet). Deux rétrospectives de Sam Tata, le poète à la caméra. Le Devoir, C5.

Dessureault, P. (1988). The Tata Era / L’époque Tata. Musée canadien de la photographie contemporaine.

Dessureault, P. (2013). Donald McCullin, Collision, Helen Doyle : Représenter la guerre et les conflits sociaux ? Ciel variable, (95), 67-73.

Dubin, Z. (1990, 11 janvier). His Camera Captured Mao’s Conquest of Shanghai. Los Angeles Times.

Grande, J. K. (1997). Sam Tata : Pour réussir un portrait. Vie des arts, 41(168), 26-29.

Kunard, A. (2011). Sam Tata’s Life and Photographs. BlackFlash Magazine, 29(1), 30-31.

Sam Tata: behind the lens of a legend. (1996, 21 juillet). Montreal Gazette, D4.