Bill Vazan : la planète comme médium

Pourquoi certaines formes artistiques créent-elles des objets, comme des sculptures ou des peintures, tandis que d’autres comme la musique ou la danse n’en produisent pas ? Si on considère toutes ces disciplines comme des arts, qu’ont-elles en commun ?

Les artistes occidentaux des années 1960 ont remis en question plusieurs de leurs présupposés autour de l’œuvre d’art, comme sa nature, le choix des matériaux, son rôle dans la société ainsi que celui de l’artiste. La photographie a fait partie de ces discussions parce qu’elle a confronté les arts visuels avec un modèle de création radicalement différent. Plutôt que d’élaborer des objets précieux uniques dans son studio, l’artiste peut alors se concentrer sur les images seules et laisser Kodak s’occuper du reste, puis faire des copies. Mais surtout, c’est afin de consolider leur rôle en tant qu’intellectuels et non plus artisans que les artistes ont davantage insisté sur leurs idées que sur leurs matériaux. Pour Bill Vazan, on ne peut tirer du sens qu’en imaginant des œuvres qui se déploient sur des étendues aussi gigantesques que notre planète, et la photographie est un moyen innovateur d’y arriver. Mais plutôt que de simplement déléguer à la photographie le rôle de documenter ses œuvres, Vazan en embrasse toutes les dimensions plastiques et conceptuelles au cours de sa carrière, dans une œuvre qui intervient sur le dispositif d’exposition, la perception visuelle, et la place de l’humain au sein de l’espace.

Issu d’une famille d’immigrés slovaques, Bill Vazan nait à Toronto en 1933. Après des études dans une école technique, il se consacre à la peinture et à la sculpture au Ontario College of Art, mais peine à trouver sa voie. Il se rend aux Beaux-Arts à Paris et, à son retour, quitte Toronto pour Montréal afin de continuer à vivre au sein d’une population francophone. Un emploi de comptable chez Esso, qu’il maintient jusqu’à sa retraite, et les responsabilités de la vie de famille l’éloignent de la pratique artistique jusqu’en 1962. Il expérimente dans le style hard edge de l’époque, comme le faisaient Guido Molinari ou Claude Tousignant, puis c’est finalement par une exposition inusitée qu’il trouve une nouvelle voie. Le style hard edge requiert l’utilisation de ruban à masquer afin de garantir des bords nets aux zones peintes; Vazan met la peinture de côté, et expérimente avec le ruban seul, qu’il colle directement sur les murs de l’École d’art et de design du Musée des beaux-arts de Montréal en janvier 1969.

Créant ainsi des divisions imaginaires de l’espace en intervenant in situ, il entame une réflexion sur la ligne et l’espace qui se poursuivra avec des œuvres comme Canada in Parenthese (1969) et Canada Line (1970). Pour la première, il se coordonne avec son collègue Ian Wallace, afin que les deux hommes tracent chacun une grande ligne courbe dans le sable d’une plage à chaque extrémité du pays, le 11 août 1969 : Vazan sur l’Île-du-Prince-Édouard et Wallace en Colombie-Britannique. Mettant ainsi « entre parenthèses » le pays tout entier, Vazan réalise une œuvre d’art visuelle éphémère qui ne peut être appréhendée que par l’imagination. La documentation photographique du projet permet de garder une trace de l’évènement, comme elle le permettra pour Canada Line. Coordonnant plusieurs institutions muséales à travers le pays, Vazan planifie la création d’une grande ligne reliant tout le Canada à l’aide de cartes et de calculs géodésiques précis. Sur les lieux de chaque musée ou galerie participante, une portion de cette ligne est dessinée selon les instructions de Vazan. À la fois commentaire sur l’unité canadienne et la notion de frontière géopolitique, Canada Line est une œuvre qui établira Vazan comme artiste inspiré du conceptualisme, mais également du land art, sans négliger son rapport à la perception visuelle.

L’appareil photographique permet non seulement à Vazan de documenter ses interventions et performances, mais s’insère aussi dans sa démarche d’analyse de l’espace et du temps. En 1970, il exécute l’une de ses nombreuses marches photographiques qui consiste à prendre des clichés à intervalles réguliers le long d’un parcours prédéfini. Il choisit le boulevard Saint-Laurent, axe routier qui traverse l’île de Montréal du nord au sud, mais qui divise également la ville entre est francophone et ouest anglophone. Le boulevard est également, dans sa partie sud, l’épicentre historique de l’immigration est-européenne. L’œuvre Walking into the Vanishing Point, Northward on Saint-Laurent est constituée dans sa forme initiale de deux planches contact, chacune tirée d’un rouleau de film 35 mm (dans les années 1990, Vazan fera des tirages individuels grand format de chaque image au jet d’encre). L’approche conceptuelle de Vazan constitue ici un portrait analytique de l’espace urbain plutôt qu’une représentation expressive. La régularité de l’appareil photographique fait écho à celle de la grille urbaine, et tente de saisir la ville comme une totalité, comme on le retrouve chez l’architecte canadien Melvin Charney dans The Main… Montréal (1965), chez le peintre américain Ed Ruscha dans Every Building on the Sunset Strip (1966) ou même dans la performance photographique Promenade entre le Musée d’art contemporain et le Musée des beaux-arts de Montréal (1970) de Françoise Sullivan.

Si aujourd’hui, Google Maps répète de tels relevés systématiques à une échelle mondiale et avec des moyens techniques incomparables, Bill Vazan le fait en son temps à une échelle humaine. Son corps est l’instrument de sa démarche, et chaque prise de vue est un pixel dans une image de l’univers. Ses œuvres récentes utilisent par ailleurs la grille pour organiser un travail systématique de décomposition par l’image de l’espace et sa recomposition selon des configurations géométriques complexes, des univers impossibles au sens commun, sans être étrangers aux physiciens quantiques ou aux mathématiciens.

Principales collections

  • Agnes Etherington Art Centre
  • Art Gallery of Nova Scotia
  • Art Gallery of Ontario
  • Galerie de l’UQAM
  • Musée d’art contemporain de Montréal
  • Musée d’art de Joliette
  • Musée de Lachine
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • Musée du Bas-Saint-Laurent
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Musée régional de Rimouski
  • Winnipeg Art Gallery

 

Par l’équipe de rédaction

Bibliographie

Amizlev, I., Chalifoux, D. et Pitre, M. (2010). L’oeuvre de Bill Vazan dans la collection du Musée de Lachine : du land art à Montréal. Musée de Lachine et Ville de Montréal.

Bérard, S. (2007). Du concept au cosmos: Perspectivisme chez Bill Vazan. Ciel Variable, 76, 24-25.

Grande, J. K. (1996). Jumpgates : an overview of photoworks, 1981-1995. Art Gallery of Peterborough.

Jean, M.-J. (dir.). (2009). Bill Vazan : walking into the vanishing point : Art conceptuel. VOX.

Jean, M.-J. (Ed.). (2018). Bill Vazan : All over la planète. VOX.

Lamarche, L. et Heyer, P. (1981). Bill Vazan : suites photographiques récentes et œuvres sur le terrain. Musée d’art contemporain.

Lippard, L. R. (1997). Six years : the dematerialization of the art object from 1966 to 1972. University of California Press.

Musée du Québec. (2001). Bill Vazan: ombres cosmologiques [catalogue d’exposition].