La photographie documentaire de Clara Gutsche

Clara Gutsche (1949-), Les Sœurs Adoratrices du Précieux-Sang. La galerie, 1995, Épreuve à développement chromogène, 37,5 x 47,5 cm, Collection Musée d’art de Joliette. Œuvre achetée grâce au programme d’aide à l’acquisition du Conseil des arts du Canada, 1998.094.
Dans les années 1960, la Révolution tranquille apporte de grands changements qui modernisent le Québec. Les services de santé et d’éducation, jusque-là pris en charge par les communautés religieuses, sont réformés avec la mise sur pied des systèmes publics. La société québécoise est composée d’un nombre élevé de jeunes adultes, les baby-boomers. Elle cherche à s’affranchir de différentes formes de contrôle, comme celles exercées par la religion catholique, le patriarcat, le gouvernement en place ou les employeurs qui offrent des conditions de travail jugées insuffisantes. Cette période est marquée par une affirmation de l’identité nationale et un rapprochement entre l’art et le social qui, en photographie, se manifeste à travers l’essor d’une pratique documentaire à tendance engagée et politique.
Clara Gutsche, née à Saint-Louis au Missouri, quitte les États-Unis en 1970 en contestation contre la guerre du Vietnam. Elle s’installe à Montréal avec son conjoint photographe, David Miller, dans un contexte de tension entre les anglophones et les francophones qui habitent la ville. Avec Nicholas Deichmann, ils forment le collectif Photocell la même année, à l’instar de plusieurs photographes qui choisissent de se réunir, comme le Groupe d’Action Photographique (GAP) ou le Groupe des Photographes Populaires (GPP). Elle co-fonde la galerie Powerhouse (La Centrale) en 1974. Il s’agit d’un centre d’artistes autogéré voué à la diffusion et au développement des pratiques féministes pluridisciplinaires. Au fil de sa carrière, ses œuvres intègrent de nombreuses expositions collectives qui partagent les mêmes préoccupations, telles que Photographs of Women by Women (1972) à la galerie Centaure, Art et féminisme (1982) au Musée d’art contemporain ou Femmes artistes. L’éclatement des frontières, 1965-2000 (2010) au Musée national des beaux-arts du Québec. Son travail photographique et son engagement dans la communauté artistique contribuent à un changement de paradigme toujours en cours dans le champ des arts visuels, entrepris il y a plus de cinquante ans par la deuxième vague du mouvement féministe.[01]
Dès son arrivée à Montréal, Clara Gutsche utilise la qualité testimoniale de la photographie pour documenter la transformation en cours de sa culture d’adoption. Avec Milton Park (1970-1973), une série réalisée avec David Miller, son travail prend une dimension activiste et rejoint le mouvement qui s’oppose à la démolition du quartier qu’elle habite. Gutsche s’implique alors au Sainte-Famille Women’s Centre, où elle photographie les femmes et les enfants dans leur lieu de vie au futur incertain. Dix ans plus tard, le Centre canadien d’architecture invite le duo à documenter un quartier industriel à l’abandon avec le projet Le canal de Lachine (1985-1990). Gutsche travaille également de manière individuelle, elle qui s’intéresse aussi bien au contenu des vitrines commerciales de Montréal, avec Les paysages vitrés (1976-1980), qu’aux décors des espaces intérieurs privés avec La série des chambres (1999-2001). Durant les années 1980 et 1990, elle poursuit un projet individuel d’envergure qui l’amène à photographier environ vingt-cinq communautés de religieuses contemplatives cloîtrées situées entre La Pocatière et Ottawa. Accueillie dans ces espaces difficilement accessibles, elle dévoile le quotidien atypique de ces femmes qui choisissent la sororité comme mode de vie au détriment du modèle familial prescrit par la société.
Si, vues de l’extérieur par des personnes non initiées, les sœurs semblent obéissantes et soumises aux dirigeants masculins, la réalité telle que vécue dans le cloître est toute autre. Ces femmes apparaissent éduquées, autonomes et au service les unes des autres. En cadrant ces mondes cachés, Gutsche aide à mieux comprendre les motivations de ses sujets, qu’elle compare à la vocation artistique[02]. Dans les deux cas, il s’agit d’un choix exigeant qui appelle à l’introspection et aux concessions. Les champs lexicaux des pratiques artistiques et religieuses partagent même certains termes comme ceux de la « création », de la « pratique incarnée » et de la « discipline ». Les femmes artistes québécoises sont nombreuses à investir les communautés religieuses dans le cadre de leur pratique[03], mais rares sont celles qui utilisent la photographie pour témoigner de leur existence.
Dans cette représentation aux couleurs saturées des Sœurs adoratrices du Précieux-Sang, l’intervention de la photographe est assumée. Sa quête d’ordre et d’équilibre l’amène visiblement à placer et à déplacer les éléments qui composent ce plan d’ensemble, comme les chaises orientées vers la caméra. La scène observée, une partie de cartes, se déroule dans une salle où se rassemble la communauté. Si certaines religieuses font fi de la présence de Gutsche et semblent poursuivre leur activité sociale, d’autres la regardent et lui sourient. Elles portent le même habit religieux, mais chacune d’elles pose différemment. L’appartenance au même corps et l’individualité sont ainsi exprimées, appuyées par l’action des religieuses. À l’image de leur mode de vie, le jeu auquel elles s’adonnent se fonde sur l’obéissance aux règles, l’unicité d’une main, la dissimulation et le dévoilement de certaines cartes, à tour de rôle. Cette photographie rend aussi visible une vie monastique qui perdure à un rythme ralenti. L’âge apparent des religieuses reflète les difficultés à recruter et le vieillissement du groupe, des réalités partagées par la plupart des communautés religieuses québécoises.
Le passage du temps, abordé à travers le portrait, occupe une place importante dans la pratique de Clara Gutsche. Elle consacrera plusieurs séries à l’enfance, comme Les sœurs Cencic (1974-1976), Sarah (1982-1989) et, plus récemment, Siblings and Singles (2008-2022). En 2024, elle est récipiendaire du prestigieux Prix de photographie Banque Scotia décerné annuellement à l’échelle canadienne.
Principales collections
La série marquante sur les couvents est mise en lumière dans plusieurs publications et expositions muséales individuelles, dont une au Musée d’art de Joliette, au Musée de la civilisation à Québec et même à l’international au Musée de la Photographie à Charleroi, en Belgique.
Les Sœurs Adoratrices du Précieux-Sang fait partie des collections du Musée de la Photographie de Charleroi, du Musée d’art de Joliette et du Mira Godard Study Centre de Toronto.
01 La galerie Powerhouse (La Centrale) poursuit sa mission depuis 1974 tandis que de nouvelles initiatives, comme la biennale POST-INVISIBLES créée en 2022, se joignent au mouvement.
02 Lessard, D. (1999). Clara Gutsche : un patrimoine en transition. CV Photo, (45), 23-31.
03 C’est le cas, par exemple, de Diane Létourneau-Tremblay, d’Emmanuelle Léonard, de Raphaëlle de Groot, de Louise Sigouin, d’Andrée de Billy et de l’auteure de ces lignes. À l’inverse, Marie Alice Dumont se destinait à la vie en communauté religieuse, mais elle préfèrera poursuivre une carrière en photographie.
Bibliographie
4TH SPACE Concordia University. (2022, 1er juin). Public Discussion around the exhibition « Children. Portraits d’enfants », with artist Clara Gutsche [vidéo]. YouTube.
Allaire, S. (1995). Montréal 1970-1980. La ville revendiquée. Dans M. Lessard (dir.). Montréal au XXe siècle. Regards de photographes (p. 171-187). Les Éditions de l’Homme.
Banque Scotia. (2024). L’artiste montréalaise Clara Gutsche remporte le Prix de photographie Banque Scotia 2024.
Dessureault, P. (1995). Dialogue : Clara Gutsche and David Miller. CV Photo, 32, 28-32.
Gascon, F. (1998). Clara Gutsche : la série des couvents/The Convent Series. Musée d’art de Joliette, Musée de la civilisation et Mount Saint Vincent University Art Gallery.
Gutsche, C. (2021). Is the Artist an Unreliable Archivist? Dans M. Langford et J. Sloan (dir.) Photogenic Montréal. Activisms and Archives in a Post-industrial City (p. 111-130). McGill-Queen’s University Press.
Gutsche, C. (2025). Clara Gutsche. Steidl / ScotiaBank Photography Award
Lafontaine, E. (2017). La place des femmes dans le développement de la photographie documentaire au Québec (1970-1985) [mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Montréal.
Latulippe, J.-A. (2008). Clara Gutsche & David Miller. Retour de Rome, Galerie Occurrence, Montréal, 20 octobre – 24 novembre 2007. Ciel Variable, 79(79), 57-58.
Lessard, D. (1999). Clara Gutsche : un patrimoine en transition. Ciel variable, 45(45), 23-31.
Russello Ammon, F. (2017). Milton-Parc en contexte. Dans Comment s’approprier la ville, Centre canadien d’architecture.
Vox Image contemporaine. (2005). Le fonds documentaire de la photographie québécoise.
4TH SPACE Concordia University. (2022, 1er juin). Public Discussion around the exhibition « Children. Portraits d’enfants », with artist Clara Gutsche [vidéo]. YouTube.
Allaire, S. (1995). Montréal 1970-1980. La ville revendiquée. Dans M. Lessard (dir.). Montréal au XXe siècle. Regards de photographes (p. 171-187). Les Éditions de l’Homme.
Banque Scotia. (2024). L’artiste montréalaise Clara Gutsche remporte le Prix de photographie Banque Scotia 2024.
Dessureault, P. (1995). Dialogue : Clara Gutsche and David Miller. CV Photo, 32, 28-32.
Gascon, F. (1998). Clara Gutsche : la série des couvents/The Convent Series. Musée d’art de Joliette, Musée de la civilisation et Mount Saint Vincent University Art Gallery.
Gutsche, C. (2021). Is the Artist an Unreliable Archivist? Dans M. Langford et J. Sloan (dir.) Photogenic Montréal. Activisms and Archives in a Post-industrial City (p. 111-130). McGill-Queen’s University Press.
Gutsche, C. (2025). Clara Gutsche. Steidl / ScotiaBank Photography Award
Lafontaine, E. (2017). La place des femmes dans le développement de la photographie documentaire au Québec (1970-1985) [mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Montréal.
Latulippe, J.-A. (2008). Clara Gutsche & David Miller. Retour de Rome, Galerie Occurrence, Montréal, 20 octobre – 24 novembre 2007. Ciel Variable, 79(79), 57-58.
Lessard, D. (1999). Clara Gutsche : un patrimoine en transition. Ciel variable, 45(45), 23-31.
Russello Ammon, F. (2017). Milton-Parc en contexte. Dans Comment s’approprier la ville, Centre canadien d’architecture.
Vox Image contemporaine. (2005). Le fonds documentaire de la photographie québécoise.