Sally E. Wood et l’empouvoirement des femmes

Sally E. Wood (1857-1928), Jeune femme sur une bicyclette, vers 1905, Négatif sur plaque de verre, 20,32 x 25,4 cm, Société historique du comté de Brome, Knowlton, CA BCHS BCHS202-S1-D1-P07.
Si la photographie est d’abord célébrée pour sa représentation « objective » de la réalité, elle devient également, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, un moyen d’expression artistique porté par le mouvement du pictorialisme. Le travail photographique de Sally E. Wood allie ainsi des photographies commerciales à une pratique très personnelle qui repousse les limites de la représentation, particulièrement celle des femmes. La fin du XIXe siècle marque le début du mouvement féminisme au Québec, porté par la formation d’associations qui luttent, entre autres, pour le droit de vote et l’accès aux études supérieures. Contrairement à d’autres métiers ou à la pratique professionnelle d’un médium artistique de longue tradition, comme la peinture ou la sculpture, la photographie est accessible aux femmes dès ses débuts[01]. Dans les pages du journal The Montreal Transcript en 1841, une certaine Mme Fletcher annonce ses services de « professeure de l’art photogénique[02] ». Bien qu’à cette époque de nombreuses femmes travaillent dans les studios de photographies du Québec, l’histoire n’en retient qu’un nombre limité, puisqu’elles accèdent rarement aux postes de photographes[03]. De plus, lorsqu’un couple marié opère un studio, il est coutumier d’attribuer le crédit des images au mari, nonobstant son auteure véritable.
Les femmes photographes célibataires ou veuves laissent, quant à elles, des traces plus visibles. C’est le cas de Sally E. Wood, qui a choisi le célibat malgré les pressions sociales. Issue d’un milieu anglophone aisé situé dans les Cantons-de-l’Est, aussi appelés les townships, Wood jouit d’une situation privilégiée. Sa famille figure parmi les plus connues et les plus influentes du comté de Brome. À la suite du décès de son père en 1882, et tout au long de sa carrière professionnelle, elle partage la maison familiale avec sa sœur et sa mère. Elle est formée par le photographe William Notman (1826-1891) et elle succède à John A. Wheeler (1864-1933) lorsqu’il ferme, en 1897, son studio à Knowlton. Femme d’affaires aguerrie, elle crée des paysages colorisés de Knowlton et du comté de Brome, imprimés en format carte postale et distribués de part et d’autre du Canada par Valentine & Sons. Contrairement aux autres photographies publiées par l’entreprise écossaise, celles de Wood sont reconnaissables par l’ajout d’une signature : cette mention du crédit est exceptionnelle pour l’entreprise et doublement surprenante puisqu’elle rend visible, au début du XXe siècle, le nom d’une femme photographe.
Bien qu’elle travaille avec un appareil portatif et des plaques de verre de 8 x 10 po, la pratique personnelle de Sally E. Wood rappelle le style vernaculaire rendu possible par l’apparition des premiers Kodak. La taille et la simplicité de l’appareil photo Brownie de Kodak encouragent son utilisation à la plage, à la montagne ou à la campagne et la publicité de l’entreprise cible spécifiquement les femmes avec son iconique « Kodak Girl ». Les mœurs s’assouplissent et les jeunes filles commencent à pratiquer des activités en plein air et certains sports, comme le tennis ou le cyclisme, hors de l’espace domestique où les obligations les confinent. Wood met en scène des membres de sa famille et de son entourage, surtout des femmes, dans une nature difficile d’accès. Elle représente une féminité puissante, indépendante et affranchie de la fragilité dépeinte dans les œuvres issues du romantisme : au sommet d’une montagne, au cœur de la forêt, à bord d’une chaloupe ou à vélo. Véritable véhicule d’émancipation, la bicyclette gagne en popularité dans les années 1880 alors que sont commercialisés des modèles plus sécuritaires et plus confortables. Même si la société de l’époque considère que la pratique du vélo ne convient pas aux femmes, celles-ci l’adoptent graduellement afin de se déplacer librement sur de plus longues distances.
Sur la photographie Jeune femme sur une bicyclette, Wood choisi de cadrer horizontalement un plan d’ensemble de la scène, mettant de l’avant autant la femme et son vélo que la nature environnante. Vêtue d’une manière tout à fait convenable pour l’époque, la personne représentée porte à la taille une sacoche adaptée à son activité. Dans un futur proche, le port du pantalon sera revendiqué par les femmes, rendant davantage confortable leur usage de la bicyclette. L’arrière-plan de la photographie dévoile la ruralité entourant le lac Brome à travers la présence d’une clôture de bois, d’arbres et d’un champ. Malgré la fixité de l’image, le mouvement est suggéré : les traces de roue sur la chaussée ainsi que les pieds de la cycliste sur les pédaliers indiquent une arrivée récente ou un départ imminent. Le réalisme de la scène de Wood se démarque des autres portraits de femmes à vélo réalisés à cette période, comme celui de William Notman intitulé Miss Kennedy and Bicycle, une mise en scène réalisée en studio sur laquelle la cycliste se tient debout à côté du vélo.
À travers cette série revendicatrice collée à la réalité et, plus largement, à travers sa carrière de photographe, Sally E. Wood se réapproprie à la fois l’image des femmes et leur pouvoir d’action. Elle participe à la déconstruction des rôles de genre dans une société conservatrice appelée à se transformer.
Principales collections
- Société historique du comté de Brome, Knowlton
- Musée McCord Stewart
01 La pratique artistique des femmes, mais aussi celle des personnes issues des communautés autochtones et ethniques, est défavorisée par les critères qui distinguent l’amateurisme du professionnalisme établis par les institutions de l’époque. À ce sujet, consulter l’ouvrage Rethinking Professionalism – Women and Art in Canada, 1850-1970 dirigé par Kristina Huneault et Janice Anderson. Puisque la pratique photographique s’avère trop nouvelle pour être balisée par des institutions, elle devient plus accessible pour les femmes.
02 Traduction libre de « PROFESSOR AND TEACHER OF THE PHOTOGENIC ART » tiré d’une annonce publiée dans le journal The Montreal Transcript du 11 septembre 1841, reproduite dans l’article de Madeleine Marcil (1990).
03 Michel Lessard (1987), Madeleine Marcil (1990) et Colleen Marie Skidmore (1999) abordent le sujet des inégalités salariales et de la discrimination des fonctions occupées par les femmes dans les studios de photographie. À propos du cinéma, où la situation est similaire, voir l’article rédigé par Girish Shambu (2019).
Bibliographie
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