Par-delà le temps et l’espace avec Raymonde April

Raymonde April (1953-), Autoportrait au rideau, 1991, de l’ensemble Mon regard est net comme un tournesol, 1991-2004, Épreuve à développement chromogène à partir d’une image numérique d’un négatif argentique, 60,9 x 91,1 cm, Musée des beaux-arts de Montréal, don de l’artiste, 2016.319, Photo MBAM.
Née à Moncton au Nouveau-Brunswick, Raymonde April grandit à Rivière-du-Loup où elle fait des études collégiales en arts plastiques. Elle poursuit sa formation en arts visuels à l’Université Laval et demeure à Québec quelques années durant lesquelles elle co-fonde la Comme Galerie[01] en 1975, puis la Chambre blanche[02] en 1978.
Alors que plusieurs photographes s’affairent à documenter les réalités sociales du Québec, voire à les dénoncer, Raymonde April choisit de retourner son appareil sur elle-même. Dans une perspective théâtrale et intimiste, elle fait usage de l’autoportrait pour rendre visible l’intériorité. Celle de l’espace qu’elle habite comme celle de l’espace qui l’habite. Si l’art d’April n’est pas considéré comme « politique » à proprement parler, nombreuses sont les personnes à l’inscrire dans le mouvement féministe par sa mise en lumière du ressenti d’un sujet féminin dans son environnement domestique[03]. Plusieurs critiques et historiens ou historiennes de l’art associent sa pratique photographique au courant de l’autofiction, un terme d’abord utilisé en littérature pour désigner une forme d’écriture fictionnelle de l’autobiographie[04]. En photographie, l’autoportrait et la mise en scène de la vie privée sont des procédés utilisés dès 1840 par Hippolyte Bayard avec sa célèbre photographie Autoportrait en noyé. Comme les photographies que réalisent Sophie Calle ou Evergon durant la même période, les images de Raymonde April invitent au déplacement dans un espace où se confondent la réalité et l’imaginaire, l’introspection et l’exposition. Au fil de ses explorations, la caméra d’April cadre graduellement son entourage immédiat, puis les personnes qui croisent son chemin lors de ses voyages.
Plusieurs éléments relient la littérature et le cinéma à la pratique d’April, qui articule un langage qui lui est propre. Elle archive chaque photographie réalisée jusqu’à ce que celle-ci trouve sa place dans une séquence, comme un lexique de mots dans lequel elle puise pour composer ses phrases. Le période de latence peut être longue. L’œuvre rétrospective Tout embrasser (2000) réunit plus de cinq cents photographies inédites réalisées sur une période de 25 ans[05]. Cette méthode d’assemblage par association de fragments met à distance le référent, la vie d’April, pour s’adresser à toutes les existences. En galerie, elle met en espace ses projets comme une cinéaste monte ses films[06]. Avec la série Autoportraits avec textes (1979), des titres comme Je passais des jours à douter de tout, apparaissent à même les tirages. Contrairement à l’usage courant du texte en photographie, celui d’April ne témoigne pas du contexte – la date, le lieu, etc. Cette voix hors champ propulse plutôt la personne qui l’écoute vers un espace poétique en attente de signification.
En 1981, Raymonde April s’installe à Montréal. Tous les étés, pendant vingt ans, elle quitte son appartement urbain pour retrouver les paysages bas-laurentiens. Autoportrait au rideau est créée en septembre, alors qu’elle revient de ses vacances au bord du fleuve et qu’elle adapte son rythme à celui de la ville. Le cadrage à l’horizontale et le plan taille accordent de l’importance à l’environnement dans lequel se trouve la photographe, soit une pièce de son appartement. Ancien balcon transformé en espace fermé très lumineux, la fonction indéterminée de cette pièce est soulignée par April qui la trouve trop exposée aux regards pour être réellement habitée. Elle choisit d’y entreposer des effets personnels qui ne trouvent pas leur place ailleurs[07]. L’artiste apparaît le visage détendu et les yeux clos. En photographie vernaculaire, le portrait aux yeux fermés conduit presque systématiquement à la reprise de l’image. Ici, le geste semble souhaité et contribue à une lecture plus intime de cet autoportrait. Profite-t-elle du moment ou rêve-t-elle d’un ailleurs ? Assise entre des œuvres photographiques entreposées, deux cannes à pêche et une fenêtre, April semble en attente, le corps déposé temporairement à côté des objets. Un courant d’air fait voler le rideau blanc au-dessus de sa tête, mais elle ne le voit pas. L’idée de la transition se décline de différentes manières dans cette photographie. D’abord, la transition de l’artiste entre l’espace rural et urbain. Celle des œuvres déjà réalisées, à gauche d’April, et l’insufflation créative de celles à venir. Aussi, un double déplacement s’opère : celui de l’extérieur vers l’intérieur suggéré par la lumière et le courant d’air qui pénètrent, et inversement celui de l’intérieur vers l’extérieur par l’exposition de la photographe aux regards des passants et des passantes. La photographie est publiée par VU dans la monographie Réservoirs Soupirs, en 1993. Il s’écoulera douze années avant que Raymonde April l’intègre à une exposition, Aires de Migration (2005), dans laquelle sa pratique et ses trajectoires croisent celles de Michèle Waquant. La photographie fait ensuite partie de la série Mon regard est net comme un tournesol (2011) et, plus récemment, de l’exposition collective L’atelier comme création (2023) au Musée d’art de Joliette.
Parmi les moments clés de sa carrière d’artiste et de professeure à l’Université Concordia de 1986 à 2019, figurent sa première exposition individuelle à la galerie Powerhouse (La Centrale) (1977), l’exposition Voyage dans le monde des choses (1986) au Musée d’art contemporain de Montréal, l’obtention du Prix Paule-Émile Borduas en 2003, ainsi que sa récente exposition Traversée (2022) au 1700 La Poste.
Principales collections
- Art Gallery of Nova Scotia
- Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia
- Musée d’art contemporain de Montréal
- Musée d’art de Joliette
- Musée des beaux-arts de Montréal
- Musée des beaux-arts du Canada
- Musée national des beaux-arts du Québec
- The Winnipeg Art Gallery
01 Elle s’y implique avec un groupe d’étudiants et d’étudiantes incluant Serge Murphy, Michèle Waquant et Pierre Gosselin.
02 En collaboration avec Fabienne Bilodeau, Raymonde April co-fonde cet important centre de production et de diffusion de la photographie, un des premiers centres d’artistes au Canada.
03 En plus de faire écho au slogan de la 2e vague du mouvement féministe « Le privé est politique », le travail d’April s’inscrit dans une résurgence de l’autoportrait chez les femmes artistes de cette période. Voir à ce sujet les textes de Beaudry, L. (2014), de Arbour, R.-M. (1999) et de Arbour, R.-M. (2004).
04 Le terme est inventé par Serge Doubrovsky en 1977, mais le procédé est utilisé bien avant, notamment par l’auteure française Colette. Plus proche de nous, Nelly Arcan représente bien ce courant avec les livres Putain et Folle.
05 L’idée de cette exposition rétrospective dite « alternative », parce qu’elle rend visible des pièces inédites, lui est suggérée par l’auteure et commissaire Nicole Gingras avec qui elle a collaboré pour l’exposition Les fleuves invisibles (1997). (Proulx, 2013)
06 Par exemple, avec L’arrivée des figurants (1997), l’accrochage en bande rappelle la pellicule d’un film. Avec Tout embrasser (2000), April filme en plongée une pile de photographies qu’elle présente une à une à la caméra. À ce sujet, voir la capsule vidéo réalisée par le Musée national des beaux-arts du Québec & Laflamme, M. (2016).
07 April, R. (2011).
Bibliographie
April, R. (1993). Réservoirs Soupirs. VU.
April, R. (2011). My best shot. Autoportrait au rideau. BlackFlash Magazine, 28(1), 16-17.
Arbour, R.-M. (2004). Féminin pluriel et féminismes en arts visuels au Québec. Esse, (51), 21-28.
Arbour, R.-M. (1999). Dissidence et différence : aspects de l’art des femmes. Dans de Koninck, M.-C. et Landry, P. (dir.), Déclics art et société. Le Québec des années 1960 et 1970 (p. 116-150). Musée de la civilisation, Musée d’art contemporain de Montréal et Fides.
Beaudry, L. (2014). L’art et le féminisme au Québec : aspects d’une contribution à l’interrogation politique. Recherches féministes, 27(2), 7-19.
Bérard, S. (2005). Raymonde April, Bifurcations, Ciel variable, (67), 34-34.
Chiasson, H. (1999). Photographies [documentaire]. Office national du film du Canada.
Durand, R. (1994). Raymonde April : « Des routes, ou des parcours d’images… » / Raymonde April: « Routes, or itineraries of images… ». CV Photo, (29), 16-33.
Guilbert, C., Fulton, G. et Mévius, I. (2022). Raymonde April. Traversée. Les Éditions de Mévius.
Gilbert, A., Langford, M., Mayrand, C., Campeau, M., Corin, E., Eyre, J. et Harel, S. (2004). Autoportraits dans la photographie canadienne contemporaine. Éditions J’ai VU.
Le Grand, J.-P. (2005). Raymonde April : célébrer la vie. Vie des arts, 50(200), 64-66.
Musée national des beaux-arts du Québec et Laflamme, M. (2016). Une artiste, une œuvre : Raymonde April [vidéo]. La Fabrique culturelle.
Palmiéri, C. (2004). L’œuvre de Raymonde April : une écriture de la félicité. Tessera, 28, 65-68.
Proulx, A.-M. (2015). Raymonde April, Near You No Cold, Ciel variable, (101), 84-85.
Proulx, A.-M. (2013). Raymonde April. Voyages dans l’archive et autres histoires [mémoire de maîtrise]. Université Concordia.
Ralickas, E. (2023). L’atelier comme épochè : Raymonde April et la tâche infinie. Dans Langford, M. et Portolese, M. (dir.), Le studio/The Studio (65-89). Éditions Artexte.
Rochefort, J.-C. (2010). Contemporanéité des images de Raymonde April / Équivalences 1. Galerie Donald Browne, Spirale, (234), 10-12.
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