L’Amérique insolite de Michel Saint-Jean

Montréal, 1963

Les deux séries les plus iconiques de Michel Saint-Jean (1937-2007) ont toutes deux débuté en 1963. Mais il faut noter que, dans les années 1950, il avait hésité entre la photographie et la peinture. Après avoir obtenu son diplôme de l’École des beaux-arts en 1957, il perd son intérêt pour la matérialité de la peinture et revient à un médium qui lui permet d’explorer la société québécoise, soit la photographie. C’est après un séjour au Mexique en 1960, un véritable choc culturel, qu’il confirme son choix. Peu de temps après son retour, il publie dans le magazine Maclean’s un reportage sur les Îles-de-la-Madeleine, qui lui vaut le prix du meilleur reportage photographique de l’année, attribué par le Montreal Men’s Club. De retour à Montréal, il s’établit en tant que photographe professionnel et publie dans des revues de photographies, telles que PHOTO et ZOOM (Paris), Fotografia Italiana (Milan), Creative Camera (Londres), Fotografia (Varsovie) et Flash Photo (Barcelone).

Il entreprend en 1963 sa série SOS Christ (1963-1968) sur les sanctuaires religieux québécois. C’est aussi la même année qu’il commence son autre projet phare, L’Amérique québécoise (1963-1972). Dans ses deux projets de photographie sociale, Saint-Jean révèle les particularités du quotidien; il n’ironise pas sur les individus, mais se questionne sur la direction vers laquelle l’identité de la société québécoise s’oriente et sur son effacement graduel au profit d’une culture venant des États-Unis. Sa vision caustique sur notre américanité l’éloigne de la tradition photographique du XIXe siècle où le photographe était un notable qui reflétait les valeurs de son temps, comme ce fut le cas pour Notman. Cela le rapproche d’une critique de la société américaine, comme celle de Robert Frank ou encore de William Klein.

Cette crise identitaire et une remise en question personnelle sur sa pratique photographique l’incitent à partir pendant 22 ans. Son exil européen commence en 1973 et se poursuit jusqu’à son retour à Montréal, en 1995. Cette période nomade l’amène à Barcelone, en Catalogne, où une autre culture résiste à la mainmise de son voisin, cette fois-ci espagnol. Il parcourt aussi l’Angleterre, de son passé industriel fait d’aciéries, jusqu’à ses centrales nucléaires. Nomade, il passe beaucoup de temps en France, où il s’imprègne de la beauté sauvage des côtes bretonnes; à Arles pour les Rencontres internationales de la photographie où il représente le Canada en 1975; aux Saintes-Maries-de-la-Mer avec les gitans; à Paris avec les clowns du Paris Circus (1983-1990); en Alsace avec ses ramoneurs; à Utah Beach en Normandie où il photographie en 1984 Flor’Alexandra, la réincarnation de la chanteuse Édith Piaf. Avec sa vive sensibilité, Saint-Jean se retrouve en bonne compagnie au milieu des marginaux et les laissés pour compte de la société.

Pendant son séjour en France, il participe à de nombreuses expositions et travaille comme professeur de photographie à Rennes, à Paris et à Volvic. Peu après son retour à Montréal, sa série SOS Christ sera présentée, par le commissaire Serge Allaire, à la Galerie de l’UQAM dans le cadre du Mois de la photo à Montréal en septembre 1997. Le Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) l’inclut aussi dans une exposition de groupe, Regards échangés : Le Québec 1939-1970, en 1999. Le Musée populaire de la photographie à Drummondville présente quant à lui de façon posthume quelques œuvres dans l’exposition De la grande photographie à l’été 2014.

La grande désillusion

Dans cette photographie de la série L’Amérique québécoise, nous avons une composition où un objet de prime abord vertical (une statue) se présente à l’horizontale : la figure d’un Christ coupé en deux, monté sur une plateforme de transport et qui est à vendre! Cette image pourrait être troublante pour les fervents catholiques.

Cette photo emblématique surprend autant qu’elle interpelle. Dans le Québec du XIXe siècle, cette image aurait été une hérésie, mais avec la Révolution tranquille débutée dans les années 1960, le Québec s’est laïcisé : il s’éloigne de la religion si rapidement que des églises doivent fermer et vendre leur patrimoine au plus offrant.

La simplicité de cette photographie documentaire est aussi sa force. On n’y trouve rien de superflu : une image frontale très contrastée qui cadre la statue stationnée sur une plateforme, un ciel aux nuages prononcés qui rayonne au-dessus du Christ et en augmente l’effet dramatique, une pancarte « À vendre ». Tout est là.

Principales collections

  • Cinémathèque québécoise
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée des beaux-arts du Canada

 

Robert Hébert

Bibliographie

(1986, 4 décembre). L’Amérique québécoise : photos de Michel Saint-Jean. La Presse.

Allaire, S. (1993). Une tradition documentaire au Québec : Quelle tradition ? Quel documentaire ? Dans Blouin, M. (dir.), Aspects de la photographie québécoise et canadienne. Le mois de la photo à Montréal.

Allaire, S. (1997). SOS Christ.  Galerie de l’UQAM.

Dessureault, P. (1999). Regards échangés : le Québec 1939-1970. Musée canadien de la photographie contemporaine.

Gérin-Lajoie, D. et Aubry, Y. (1987) Michel Saint-Jean, photographe, Magazine OVO, 16(62).

Langford, M., Dessureault, P., Hanna, M. et MacLennan, H. (1984). Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film. Office national du film et Musée canadien de la photographie contemporaine.

Leblond, J.-C. (1978, 6 mai). L’Amérique québécoise de Michel Saint-Jean. Le Devoir.

Lessard, M., Allaire, S., Brault, M., Gagnon, L., Lauzon, J. et Corbo, C. (1995). Montréal au XXe siècle, regards de photographes, Montréal. Les Éditions de l’Homme.

Nadeau, J.-F. (2016) Les Montréalais. Portraits d’une histoire. Les Éditions de l’Homme.

Voir également

Gascon, F. (1998). Clara Gutsche : la série des couvents : the Convent series. Musée d’art de Joliette.

Keaton, V. J. (2017). The Grey Nuns.

Lafleur, A. (2017). Le temps révélé (Les derniers jours du recommencement) d’Alicia Lorente. Spirale, 262, 10-14.

Moore, J., et Langford, M. (2009). Préoccupations : Explorations photographiques de la maison mère des Soeurs Grises. Galerie FOFA.

Thibault, G. (2019). Blanc. Éditions Cayenne.