La réalité alternative de Donigan Cumming

L’univers du documentaire social a basculé en 1986 lors de la publication de La réalité et le dessein dans la photographie documentaire par le Musée canadien de la photographie contemporaine. Qui était ce photographe américain, canadien et québécois qui bousculait les conventions du documentaire ? Donigan Cumming arrive à Montréal alors qu’il a la vingtaine, puis il retourne en Floride faire son baccalauréat, et revient à Montréal pour commencer une maitrise en beaux-arts à l’Université Concordia, qu’il complète en 1985.

Pourquoi les photos de Cumming sont-elles si dérangeantes ? Avec l’idée de faire un documentaire photographique sur des résidents d’un quartier ouvrier de Montréal, il accompagne un livreur de dépanneur qui lui permet de faire la connaissance de dizaines de résidents marginaux du quartier. Il propose alors à ces derniers de faire leur portrait, mais en introduisant un élément incongru dans ses photos : des mises en scène de leur réalité ! Tous les personnages sont réels ; ce sont les situations qui ne le sont pas. Cumming leur fait prendre des poses absurdes, les fait poser les yeux fermés, debout sur une chaise, ou près de la porte ouverte du frigo ! Nous ne sommes pas dans l’univers documentaire de Claire Beaugrand-Champagne, d’Alain Chagnon ou de Michel Campeau, mais dans une réalité alternative.

Dans le monde réinventé de Donigan Cumming, les gens marginalisés sont intéressants comme humains, mais aussi comme sujets de son projet fou d’interpréter leur vie. Qu’ils soient malades, estropiés ou vieux, cela importe peu pour Cumming. Il est solidaire de leur condition, il les respecte, mais il veut aussi de la folie dans ses photos, il veut s’amuser avec eux. Il s’interroge sur leur condition de vie et souhaite provoquer une réaction de curiosité chez le spectateur qui découvrira ses photos. Le spectateur n’aura de cesse de se demander qui sont ces gens et pourquoi ils adoptent des poses inhabituelles. Il sera incrédule devant les images, car il les associera à celles d’un documentaire social, comme des photographies de Lewis W. Hine, qui documentait les quartiers pauvres de New York dans les années 1930. Mais non, ce n’est pas ça : Cumming nous amène ailleurs, dans son monde à lui et c’est cela qui est déconcertant. Il travestit la réalité pour la modeler à son regard d’artiste. Il est dans la mise en scène, dans la théâtralité ; il nous offre une réflexion sur la nature humaine et utilise le documentaire comme véhicule pour son propos. C’est un bonimenteur de la plus belle espèce.

Les institutions, les galeries, les musées, comme le Musée canadien de la photographie contemporaine, ont reconnu la vision d’un artiste talentueux multidisciplinaire. Un artiste qui utilise depuis plus de quarante ans la photographie, la vidéo, l’installation, le dessin ou le collage pour s’exprimer.

Au cours de sa carrière, il a publié une quinzaine de monographies et a participé à plusieurs autres publications. On a écrit des dizaines d’articles sur son travail, qui a été montré dans une multitude d’expositions solos et de groupe[01].

La présence de Cumming est aussi manifeste dans une dizaine d’encyclopédies, de volumes d’histoire et d’anthologies internationales sur la photographie, dont le Dictionnaire mondial de la photographie, des origines à nos jours, The Photobook: A History, Vol. 2 et Contemporary Photographers.

Le début d’une belle histoire

Dans le corpus de Donigan Cumming, cette photo est très importante. Il rencontre Nettie Harris quelques semaines auparavant dans un groupe et il lui propose alors de faire son portrait. Cette rencontre entre Cumming et Nettie Harris est cruciale. Au cours des années qui suivront, cette dame deviendra sa muse. Il la photographiera pendant des années, jusqu’à son décès en 1993.

Dans cette photographie, il y a deux formes allongées et verticales qui agissent comme deux personnages, le frigo et la femme. Le regard se promène entre la robe fleurie et le réfrigérateur ; la porte ouverte et blanche empêche l’œil d’aller plus loin et il revient vers la femme. Les fleurs plus foncées de la robe trouvent un écho avec les emballages de teintes foncées dans le frigo. Mais c’est une relation de teintes et non de sens. On ne sait pas pourquoi la porte du frigo est ouverte : que doit-on comprendre ?

La signification reste incertaine ; il y a la moquette sombre et l’arrière-plan clair. La femme se trouve entre la porte du frigo blanche et l’armoire très foncée ; le regard est bloqué. La femme regarde ailleurs, elle n’est pas intéressée à son frigo. C’est comme deux personnages d’une pièce de théâtre qui ne veulent pas être ensemble ! Elle, maigre, regarde dans la direction opposée ; la nourriture dans le frigo ne l’intéresse pas. Tout cela est une construction mentale de l’artiste qui crée des situations artificielles dans lesquelles il place des personnages réels.

Principales collections

  • Cinémathèque québécoise
  • Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia
  • Musée d’art contemporain de Montréal
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée des beaux-arts de Sherbrooke
  • Musée McCord Stewart
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Musée régional de Rimouski
  • The Winnipeg Art Gallery
  • Vancouver Art Gallery

 

Robert Hébert

01 On remarquera d’ailleurs sa collaboration Coming through the fog avec le photographe et cinéaste Matthieu Brouillard, dans laquelle les images des deux artistes sont combinées.

Bibliographie

Birdwise, S. (dir.). (2011). Splitting the Choir. The Moving Images of Donigan Cumming. Canadian Film Institute.

Birdwise, S. (2012). Donigan Cumming. Dazibao et VU.

Campeau, S. et Hakim, M. (2000). Le cadre, la scène, le site. Panorama de la photographie québécoise contemporaine.  Galerie Occurrence et Centro de la Imagen.

Cumming, D., Langford, M. et Graham, R. (1986). La réalité et le dessein dans la photographie documentaire. Musée canadien de la photographie contemporaine.

Cumming, D. (1991), The Stage. Maquam Press.

Cumming, D., Gingras, N., Roegiers, P. (1993). Détournements de l’image / Diverting the Image [catalogue d’exposition]. Art Gallery of Windsor.

Cumming, D. (1996). Pretty Ribbons. Edition Stemmle.

Cumming, D. (2000). Continuité et rupture. Centre culturel canadien à Paris.

Cumming, D. (2001), Gimlet Eye. Ffotogallery Wales et Chapter.

Cumming, D. et Gale, P. (2004). Lying Quiet. Museum of Contemporary Canadian Art.

Cumming, D. et Bédard, C. (2006). La somme, le sommeil, le cauchemar. Centre culturel canadien à Paris.

Cumming, D. (2009). Pencils, Ashes, Matches & Dust / Crayons, Cendres, Allumettes et Poussières. Éditions J’ai Vu.

Cumming, D., Enright, R. et Ladd, J. (2014). The Stage. Errata.

Cumming, D. (2015). Kerr’s Suitcase. Maquam Press.

Cumming, D. (2023). Falcon’s Guide [livre d’artiste].

Gingras, N. (1994). Donigan Cumming : Le Journal de Harry. CV Photo, (27), 19 à 27.

Langford, M. (dir.). (1992). Beau: A Reflection on the Nature of Beauty in Photography / Une réflexion sur la nature de la beauté en photographie. Musée canadien de la photographie contemporaine.

Langford, M. (1999). Interim Report. CV Photo, (48), 17-26.

moore, j., Silver, E., Ralickas, E., Brouillard, M et Cumming, D. (2012). Coming through the fog: les rencontres de Matthieu Brouillard et Donigan Cumming. SAGAMIE édition d’art et Galerie FOFA.

Tousignant, Z. (2012). Compte rendu de [Matthieu Brouillard and Donigan Cumming, Coming through the Fog: Les rencontres de Matthieu Brouillard et de Donigan Cumming, FOFA Gallery, Concordia University, Montreal, 19 March to 20 April 2012]. Ciel variable, (92), 82.