Dans le creuset artistique québécois des années 1950, l’œuvre expérimentale, qu’elle soit picturale ou photographique, permet aux créateurs et créatrices d’explorer les possibilités et les limites des matériaux et supports à leur disposition. À l’instar du photogramme, le « révélogramme[01] » est une technique originale d’application du révélateur sur le papier photographique lui-même, qui devient un « moyen d’intervention direct du photographe sur son matériau pour court-circuiter le détour technique particulier au médium photo, notamment la prise de vue, ou le développement et l’agrandissement du film.[02] »

Rodolphe de Repentigny naît à Saint-Laurent en février 1926. Il montre un intérêt précoce pour les arts du dessin, de la peinture et embrasse une passion pour les sciences, telle l’astronomie, qu’il apprend pour son propre plaisir. Étudiant d’abord les mathématiques à l’Université de Montréal, il entreprend par la suite de brèves études de psychologie. Même s’il n’a jamais suivi de formation dans une école de beaux-arts, il fréquentait déjà le milieu des artistes tout en étant sympathique à la cause automatiste. Puis, de 1949 à 1952, de Repentigny vit à Paris dans l’ascèse la plus complète. Nourri d’idéaux humanistes et pris d’une soif insatiable de connaissances, il s’inscrit comme étudiant libre en philosophie à la Sorbonne, s’intéresse aux civilisations anciennes, apprend le sanskrit, l’allemand et le russe, tout en fréquentant le milieu culturel foisonnant des librairies, des musées et des galeries.

Artiste, critique d’art et érudit, membre fondateur du groupe des premiers plasticiens et de l’Association des artistes non figuratifs de Montréal, Rodolphe de Repentigny alias Jauran est aujourd’hui reconnu pour sa contribution comme pionnier et ardent défenseur de l’art non figuratif au Québec. Sa brève mais fulgurante carrière (1952 à 1959) est marquée d’activités artistiques diversifiées, alliant théorie et pratique, qualifiées de véritables germoirs « d’une résistance culturelle et intellectuelle, au point qu’on associe généralement son militantisme à l’effritement des valeurs que connaît le pouvoir duplessiste.[03] » Son œuvre photographique, créée sur une très courte période, porte le sceau d’une démarche picturale et photographique authentique dont la cohérence et l’inventivité plastique marquent un jalon dans les années 1950.

À plusieurs égards, le parcours photographique de Rodolphe de Repentigny est sans précédent, et marque ce moment où l’abstraction non figurative prend son essor au sein de la communauté artistique montréalaise. En effet, par son souci de comprendre et d’expliquer la photographie comme média d’expression, Rodolphe de Repentigny fait figure d’exception. En imposant « une réflexion structurée et organisée sur les propriétés formelles des œuvres, sur le photographique[04] », celui-ci aura allié à sa pratique une œuvre théorique précieuse. Soulignant ses propres préoccupations esthétiques, son corpus critique nous aide aujourd’hui à approfondir notre compréhension du travail des autres photographes de sa génération. Son décès à un jeune âge en 1959 laissera un grand vide dans la communauté artistique montréalaise[05].

Ce « dessin », exécuté entre l’automne de 1953 et le début de l’année 1955, fait partie de l’un des plus singuliers corpus d’expérimentations photographiques de cette luxuriante période de création[06]. Les révélogrammes sont réalisés dans l’officine de la chambre noire où l’artiste « peint » littéralement avec le révélateur chimique sur le papier photosensible, à la manière d’une encre sympathique. Les marques invisibles laissées par le pinceau deviendront visibles une fois le papier exposé à la lumière. Le noircissement est interrompu lorsque les épreuves sont placées au bain d’arrêt, puis stabilisée par le bain de fixation et, enfin, rincées à l’eau claire. De ce procédé résultent des morceaux d’art hybrides et inclassables situés aux frontières de la calligraphie ou du dessin à l’encre, de la peinture, mais encore et surtout, de la photographie. L’amalgame révélateur/lumière devient ici l’élément plastique premier. Le révélateur appliqué au pinceau sur le papier photosensible instillera l’apparition de traits d’épaisseurs variées, ou plus exactement de taches calligraphiques aux contours imprécis – véritables cicatrices de la subtile et pénétrante brûlure lumineuse sur les sels d’argent.

Dans cette œuvre plus spécifiquement, Rodolphe de Repentigny offre une synthèse de la pensée esthétique qui prévaut pendant une courte période de transition en peinture nommée « tachiste » et que l’on peut situer entre le moment où l’automatisme, d’abord lyrique ou expressive, bascule vers un art géométrique plus formel et conceptuel, celui des premiers plasticiens dont Jauran est l’un des quatre fondateurs et le principal auteur du manifeste[07]. On observera ici comment la tache laissée dans l’obscurité est organisée en formes géométriques, comme un écho pictural et photographique aux tableaux qu’il réalisera au même moment. Cette relation que l’on qualifie parfois d’intermédiale existe par ailleurs aussi dans ses photographies en prise de vue conventionnelle.

Principales collections

  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Collection Hydro-Québec

 

Sébastien Hudon

01 Le terme est un néologisme que nous créons pour le distinguer des « chimigrammes » ou « chemigrammes » technique quasi similaire dont Pierre Cordier, un photographe Belge, réclama l’invention le 10 novembre 1956. Ses expériences incluaient l’utilisation de vernis pour masquer certaines parties du papier à la morsure du révélateur.

02 Carani, M. (1990). Du dire au faire : Jauran, premier photographe formaliste. Protée, 18(3), 23.

03 Saint-Martin, F. (1990). Avant-Propos. Dans Carani, M. L’oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l’art et théorie esthétique, 1952-1959 (p. 16). Septentrion/Centre d’étude sur la langue, les arts et les traditions populaires des francophones en Amérique du Nord.

04 Carani, M. op. cit., 19.

05 Fernande Saint-Martin, F. (1959, 1er août). Témoin de la jeune génération. La Presse, 51.

06 On sait par exemple que ce genre d’expériences sera aussi réalisé par ses amis proches que sont le photographe Robert Millet et l’artiste Claude Tousignant au printemps 1955.

07 Le Manifeste des Plasticiens. Dans Marie Carani (1990), L’oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l’art et théorie esthétique, 1952-1959, 231-232.

Bibliographie

Carani, M. (1990). L’oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l’art et théorie esthétique,1952-1959. Septentrion.

Carani, M. (1990). Du dire au faire : Jauran, premier photographe formaliste. Protée, 18(3), 23.

Rodolphe de Repentigny, R. (2019). Un critique en quête de sens. Écrits sur l’art (1952-1959). Éditions Varia.