Disraeli : une expérience humaine

Période

Au début des années 1970, des groupes de photographes se forment et s’activent, portés par une quête d’identité nationale et par une fierté collective. Ceux-ci conçoivent des projets aussi variés que novateurs, adoptant une approche documentaire de nature sociale au langage spécifique. Parmi ces projets, Disraeli, une expérience humaine en photographie, mérite une attention particulière. Il est réalisé par trois membres du Groupe d’action photographique (GAP), d’un autre photographe et de deux recherchistes, regroupés sous le nom de « Collectif de l’imagerie populaire de Disraeli ». 

À l’été 1972, quatre membres du collectif bénéficient d’une bourse du programme Perspectives-Jeunesse[01] pour séjourner dans la petite municipalité de Disraeli, située dans la région de Chaudière-Appalaches. Il s’agit de Claire Beaugrand-Champagne, Michel Campeau, Roger Charbonneau et Cedric Pearson. Ce dernier, bien que non-membre du GAP, a participé dès le début à l’élaboration du projet, se joignant par la suite au groupe à Disraeli, de même que les recherchistes Maryse Pellerin et Ginette Laurin. Leur intention est de dresser un portrait bienveillant du milieu de vie d’une communauté rurale issue de la classe ouvrière agricole. Bien que le programme du GAP diffère d’autres collectifs plutôt orientés vers l’espace urbain, son langage lié au documentaire social de cette période demeure le même : un point de vue centré sur l’ordinairement vécu en cernant l’image de « l’homme québécois » dans sa réalité quotidienne. Pendant leurs trois mois de résidence estivale, les membres du groupe côtoient, photographient et interrogent les gens de la localité avec qui ils tissent des liens d’amitié dans un climat de complicité. Leur pratique réfère à la fois au cinéma-vérité des québécois Pierre Perrault et Michel Brault, au documentaire social du photographe Gabor Szilasi, de même qu’à celui des américains Lewis Hine, Jacob Riis ou Walker Evans, puis au documentaire lyrique européen des années 1930. 

La proximité avec la communauté permet aux membres du GAP des captations dans une approche directe, en face à face avec leurs sujets. Ceux-ci sont photographiés dans leur milieu de vie et de travail, en action ou prenant la pose au naturel devant l’objectif de l’appareil. Ce sont la famille Dion sur le balcon de leur modeste maison, Ti-Noir Lajeunesse le violoneux aveugle, Gaston Beaudoin du Marché Suprême, et aussi le collectionneur d’antiquités, le garagiste, le laboureur au champ, la garde paroissiale et autres jeunes et personnes âgées. L’ensemble des portraits ont fait l’objet d’une publication sous forme de coffret en 1974, regroupant 120 reproductions noir et blanc non reliées[02].

L’image saisie par Roger Charbonneau est représentative de l’esprit de candeur qui définit l’ensemble de la série. Souriant, le jeune Denis Croteau fait face à l’objectif, fier de présenter et d’immortaliser sa grosse récolte de petits fruits. Activité estivale typique des milieux ruraux, celle-ci est prisée par des cueilleurs de tous âges qui profitent pleinement de leur privilège. Le photographe capte son personnage au milieu d’un champ rustique avec ses herbes hautes, ses clôtures de bois et son chemin de terre qui font ici figure de ligne de fuite, comme pour souligner l’étendue du territoire agraire. Sans oublier la croix du Christ, fixée sur un bloc de béton qui nous rappelle notre passé religieux, immuable en certains territoires ruraux.

À travers la composition formelle constituée de trois plans de profondeur apparents, Charbonneau pimente son cliché d’un brin d’ironie. Alors que nous sommes immédiatement attirés par l’attitude décontractée et le sourire franc de l’adolescent posté à l’avant-plan, notre regard se dirige au même moment vers le Christ souffrant sur la croix au second plan. L’angle de vue choisi par le photographe les place presque côte à côte au centre de l’image, de manière à accentuer le décalage temporel et symbolique entre les deux personnages, tous deux le torse dénudé, à moins que le Christ tâche de « veiller » sur la jeunesse. Le photographe rend ainsi apparent le choc des générations, non sans une franche pointe d’humour. L’œuvre de Charbonneau, comme celles des autres membres du collectif, est sans malice. Elles témoignent de la spontanéité et de l’authenticité des échanges entre les photographes et les résidents qui se sont prêtés avec aisance au jeu de la pose. Le noir et blanc des tirages rappelle l’album de famille, mais peut aussi répondre à l’atmosphère d’intimité et de simplicité qui prévalait sur le terrain. 

En 1974, la publication des images du projet dans Perspectives, un supplément illustré tiré à des milliers d’exemplaires, a soulevé une vive polémique. Le maire et les notables de Disraeli, offusqués, ont soutenu que les habitants de la municipalité ont été mal représentés en raison du regard « misérabiliste » des photographes porté sur eux. S’en est suivi une tempête médiatique dans la presse québécoise. 

Pour souligner le 50e anniversaire de cet événement emblématique dans l’histoire de la photographie au Québec, une importante exposition, Disraeli revisité, fut présentée au musée McCord Stewart en 2022[03]. En collaboration avec les photographes, la commissaire Zoë Tousignant a regroupé un riche éventail de photographies et de documents d’archives dans le but d’offrir au public une nouvelle perspective sur le projet. Une occasion de poursuivre la réflexion sur le droit à l’image et sur l’éthique de la représentation photographique amplement débattue à l’époque et qui demeure toujours d’actualité.

Mona Hakim

01 Perspectives-Jeunesse était un programme fédéral d’emploi qui offrait dans les années 1970 une aide financière estivale pour les jeunes. L’État voulait ainsi inciter les étudiants à créer et à gérer leurs propres emplois.

02 Beaugrand-Champagne, C., Campeau, M., Charbonneau, R. et Pearson, C. (1974). Disraeli, une expérience humaine en photographie. Les publications de l’Imagerie populaire.

03 L’exposition regroupait 144 photographies (dont plus de 67 inédites)44 documents d’archives, une vidéo et des enregistrements audios.

Bibliographie

Beaugrand-Champagne, C., Campeau, M., Charbonneau, R., & Pearson, C. (1974). Disraeli, une expérience humaine en photographie. Les publications de l’Imagerie populaire.

Bieth, F. (2023). Disraeli revisité. Chronique d’un événement photographique québécois. Ciel variable, (123), 88-89.

Campeau, M. (1975) Walker Evans et Disraeli. Ovo, (21), 7-41.

Dessureault, P. (2022). Retour sur l’aventure Disraeli, Ciel variable, (121), 58-65.

Disraeli (Estrie, 5 000 habitants), c’est tout ça. (1974, 9 février). Perspectives, 16(6), 2-4, 7-9.

Hardy-Vallée, M. (2022). Zoë Tousignant. L’histoire en continu. Ciel variable, (121), 111-112.

Pearson, C. (2022). Disraeli. Une expérience humaine revisitée. Édition Sidelong Glance.