De Tehari-o-lin à Zacharie Vincent : la traversée des apparences

Louis-Prudent Vallée (1837-1905), Zacharie Vincent Tehari-o-lin peignant son autoportrait, vers 1879, Halogénures d’argent sur papier albuminé, 15,7 x 10 cm (format « carte cabinet »), Collection particulière.
L’histoire des médias est traversée d’une volonté de définir de bonnes pratiques éthiques dans un contexte postcolonial. L’une des principales revendications des Autochtones est le droit à l’autodétermination et au contrôle de leur propre représentation. En Amérique du Nord, le sujet a donné lieu à une abondante littérature et à des débats de fond en ethnologie et en sociologie de l’art. Au Québec, l’un des cas les plus sensibles liés à la décolonisation des pratiques en histoire, et qui a généré un engouement certain, est celui du chef de guerre wendat, Tehari-o-lin Zacharie Vincent (1815-1886), qui fut tour à tour artiste et modèle, tant pour les peintres que pour les photographes.
Au XIXe siècle, la parution du livre Le dernier des Mohicans (1824) de l’américain Fenimore Cooper provoque en Occident une vague de sympathie et un sentiment d’urgence face au génocide des peuples autochtones d’Amérique du Nord, une éradication stimulée par les intérêts coloniaux des couronnes de France et d’Angleterre, puis de ceux des États-Unis, nouvellement indépendants. Dans les sociétés savantes comme la Literary and Historical Society of Quebec (fondée en 1824), on cherche des traces authentiques d’une Arcadie perdue, ou encore les « derniers » véritables représentants de chaque nation et l’on se prend d’affection pour leur histoire dans une curiosité mêlée à des sentiments contraires allant de la fascination amicale à la condescendance. Ces perceptions sont déterminantes pour comprendre les débats subséquents quant à la représentation des Autochtones. Au Bas-Canada, diverses personnalités politiques comme Denis-Benjamin Viger, Louis-Joseph Papineau et plus spécialement John Neilson, s’accordent sur une volonté de doter le pays d’une constitution visant à reconnaître, entre autres, les droits ancestraux, traités et ententes qui prévalaient entre les francophones (les « Canadiens ») et les Autochtones de la Jeune-Lorette (aujourd’hui Wendake) avant la Conquête de 1759. Entreprise difficile, mise à mal par les rébellions de 1837-1838 et par la couronne britannique.
C’est dans ce contexte qu’émerge la figure de Zacharie Vincent, neveu d’un des plus importants diplomates de la nation wendat, le grand chef Nicolas Vincent. Parfois surnommé « Kari », Zacharie Vincent fit l’objet d’un tableau exceptionnel du peintre Antoine Plamondon, « Le dernier Huron », primé au printemps de 1838 par la Literary and Historical Society of Quebec avant d’être acquis par John George Lambton, gouverneur général de l’Amérique du Nord britannique. Ce dernier, mieux connu sous son titre de Lord Durham, le rapporta avec lui en Angleterre. Suite à ce portrait et au poème du même nom de François-Xavier Garneau qui en fait l’éloge, Vincent a longtemps été réduit à un symbole de la nation canadienne-française, vision simpliste qui sape autant l’individualité de Vincent que les nuances du poème de Garneau. C’était trop vite oublier l’influence du livre de Cooper sur Garneau d’une part, mais aussi la manière dont Zacharie Vincent était perçu par plusieurs de ses contemporains comme le successeur de Nicolas Vincent.
En 1837, on invite Tehari-o-lin à Québec pour faire son portrait au Palais du gouvernement colonial, le Château Haldimand (sur lequel a été construit l’actuel Château Frontenac), où Antoine Plamondon possède son atelier. Dans le studio, la formation de l’élève de Plamondon, Théophile Hamel, va bon train. Ce dernier réalise son premier autoportrait alors même que Zacharie Vincent s’y fait peindre. Les deux jeunes hommes ont le même âge; les deux tableaux sont étonnants de similitude par leur composition et leur décor bucolique[01]. On échafaude le plan de faire du jeune Zacharie Vincent un symbole de réussite humaniste, une gloire nationale, un « Léonard de Vinci autochtone » en l’envoyant avec Hamel se former à Rome (fort probablement en s’inspirant de l’histoire de Sequoyah, un membre de la nation cherokee aux multiples talents et dont l’histoire écume dans les journaux de la province). Mais Zacharie Vincent n’ira jamais en Europe. Il devient chef des guerriers puis disparaît dans les méandres de l’histoire réalisant çà et là des dessins, gouaches et peintures qui connaîtront un certain succès auprès de clientèles touristiques et muséales. Dans les années 1840 à 1885, il réapparait sporadiquement dans des périodiques où l’on vante son pinceau et ses crayons. Folklorisé malgré lui, il s’éteindra dans une indigence complète.
C’est ce moment de détresse que représente un ensemble de trois images réalisées lors d’une seule séance autour de 1878-1880 dans le studio du photographe Louis-Prudent Vallée. Elles montrent l’homme vieillissant. Deux d’entre elles le présentent dans une mise en abyme cryptique, où on le voit en train de peindre son autoportrait au pinceau[02]. Ces deux photographies au format distinct – l’une en « carte cabinet » l’autre en « carte de visite » – diffèrent aussi par le dessin académique d’un sujet féminin posé aux pieds du peintre sur la première. Pourquoi avoir retiré ce dessin entre les deux poses presque identiques ? Seul le photographe connaissait le secret de cette curieuse variation. Dans la troisième et ultime image, Zacharie nous regarde fixement devant un fond dépouillé, sans artifices, cheveux en bataille. Vêtu de haillons, le visage hagard et sans expression, on l’y comprend appauvri et fatigué. Ces portraits sur papier albuminé dont il n’existe que très peu d’exemplaires seraient, non sans quelque ironie, les derniers portraits photographiques connus du « dernier des Hurons », le grand Tehari-o-lin.
Principales collections
- Division des archives de l’Université de Montréal
- Musée de la civilisation
- Musée national des beaux-arts du Québec
- Musée McCord Stewart
- Musée du Château Ramezay
01 Antoine Plamondon, Le dernier Huron (Zacharie Vincent), 1838; Théophile Hamel, Autoportrait, vers 1837.
02 L’œuvre sur le chevalet correspond d’ailleurs à un autoportrait de Vincent vers 1870-1880, maintenant conservée à la Vancouver Art Gallery VAG 2012.52.1.
Bibliographie
Barthe, G.I. (1869, 3 février). Conférence de vendredi dernier à l’Institut Canadien-Français. La Gazette de Sorel, 1.
Vigneault, L. et Sioui Durand, G. (2016). Zacharie Vincent : une autohistoire artistique, Hannenorak.
Barthe, G.I. (1869, 3 février). Conférence de vendredi dernier à l’Institut Canadien-Français. La Gazette de Sorel, 1.
Vigneault, L. et Sioui Durand, G. (2016). Zacharie Vincent : une autohistoire artistique, Hannenorak.