Un art entre l’ombre et la lumière, Alexander Henderson

Figure 1
Alexander Henderson (1831-1913), Étude de nuages, vers 1870, Halogénures d’argent sur papier monté sur carton, Procédé à l’albumine, 16,5 x 20,5 cm, MP-1976.122.2.4, Musée McCord Stewart.

Figure 2
Alexander Henderson (1831-1913), Embâcle à la culée du pont Victoria, Montréal, QC, 1873, Halogénures d’argent sur papier monté sur carton et passe-partout, Procédé à l’albumine, 15,6 x 20,4 cm, MP-0000.261.2, Musée McCord Stewart.
Arrêté dans son mouvement, ce ciel a une beauté dramatique. Les nuages très foncés de l’avant-plan contrastent avec la lumière qui émerge de l’arrière-plan. Cette différence de plans creuse l’espace à l’intérieur de la photographie. En d’autres mots, elle crée une perspective par superposition qui donne de la profondeur à l’image. Attirant, ce ciel n’a pas été conçu pour être vu en lui-même (fig. 1). Son photographe, Alexander Henderson, utilisait ce négatif pour créer des ciels dans d’autres photographies. Pourquoi ?
Avant les années 1880, la technique photographique permet difficilement de capter le ciel au même moment qu’un paysage. Les matériaux employés, appelés émulsions, ont une forte sensibilité à la lumière bleue. De plus, le temps de pose nécessaire pour capter les ombres et les mouvements est long. Donc, si un photographe tente, par exemple, de prendre directement la cime des arbres et les nuages au-dessus, il obtient un ciel délavé. Pour pallier ce problème, Henderson utilise deux négatifs :
- Un pour le ciel, avec un temps de pose court.
- Un deuxième pour le paysage avec un temps d’exposition en général plus long.
Henderson les combine ensuite, l’un à la suite de l’autre, sur un papier albuminé. Cette étape a lieu dans la chambre noire de son studio et elle permet d’obtenir l’image finale. Bref, tout comme aujourd’hui, les photographes ont la capacité de retoucher les images et même de les éditer. Dans le cas d’Henderson, certains des ciels qu’il capte apparaissent sur plusieurs photographies, avec des paysages différents. Cette technique est cependant loin d’être utilisée dans l’ensemble de ses photographies; plusieurs de ses images les plus connues comportent des ciels complètement vides.
Henderson n’est pas le seul à modifier ses négatifs pour obtenir des nuages. Au Québec, cette pratique est notamment présente chez William Notman et même chez un photographe amateur, Gilbert Prout Girwood. Il existe plusieurs façons de créer des ciels ennuagés durant cette période. La plus simple est de dessiner sur le négatif avec une matière opaque, comme l’encre.
Sophistiquée, la méthode retenue par Henderson montre un désir d’obtenir des photographies qui reprennent les codes de la peinture. Sa façon d’utiliser le ciel démontre une sensibilité qui se rapproche de courants artistiques représentant des nuages dramatiques pour susciter des émotions. Ainsi, les paysages ruraux d’Henderson ressemblent à ceux des peintres de la Hudson River School. L’un de ceux-ci, Robert S. Duncanson, s’exile d’ailleurs à Montréal pendant deux ans et exerce une influence marquante sur le développement de la représentation du paysage canadien, aussi bien chez les peintres que chez les photographes des années 1860 à 1880. Duncanson et Henderson appliquent l’esthétique du sublime à la nature du continent américain. Dans leurs œuvres, la nature est à la fois grandiose et le reflet d’émotions puissantes, qui vont du tumulte à la contemplation.
Une des photographes les plus célèbres d’Henderson, Embâcle à la culée du pont Victoria (fig. 2), correspond à cette approche. Elle est directement inspirée de l’esthétique du sublime qui marque Henderson. Le motif est semblable à celui d’un tableau de Caspar David Friedrich, La mer de glace peint entre 1823 et 1824. Cependant, Embâcle à la culée du pont Victoria se distingue par la présence discrète d’éléments qui relèvent des prouesses de l’ingénierie du XIXe siècle : le pont avec ses rails en partie dissimulés par la neige et les poteaux télégraphiques en arrière-plan, à gauche. Cette opposition entre technologie et nature sauvage magnifiée est récurrente chez le photographe, que ce soit dans les vues de Montréal prises depuis le mont Royal ou dans ses représentations de trains ensevelis sous la neige. Embâcle à la culée du pont Victoria et Étude de nuages démontrent la recherche artistique d’Henderson qui se jumelle, pour plusieurs critiques, à une créativité formelle et à une sensibilité personnelle.
Les choix stylistiques d’Henderson appartiennent aussi à une vision du monde. En appliquant les codes du sublime, qui ont d’abord été utilisés pour le paysage britannique, il rend visible l’attachement du Canada à l’empire britannique et à sa culture. Les thèmes retenus par le photographe sont également ancrés dans des valeurs coloniales. D’une part, il fait des Autochtones des autres reliés à la nature sauvage et d’autre part, les Canadiens français, quand ils sont présents, sont le plus souvent relégués à des activités traditionnelles. Ces biais culturels ne sont pas spécifiques à Henderson. Mais, ils s’expliquent particulièrement chez lui par une situation privilégiée qui découle de son appartenance aux classes dominantes ainsi que par son parcours et son origine.
Né en Écosse, Henderson s’installe avec sa femme à Montréal en 1855. Le couple a hérité de sommes qui lui permettent de vivre très aisément et d’être accepté au sein d’organisations réservées aux cercles les plus huppés de la colonie. D’abord homme d’affaires, Henderson pratique la photographie en amateur à partir de la fin des années 1850, puis ouvre un studio en octobre 1866. Contrairement à plusieurs de ses collègues, le portrait ne semble pas avoir été sa principale occupation. La plupart des photographies qui lui sont attribuées sont des paysages ou des vues de ville. Un contexte favorable rend d’ailleurs ce choix possible. Les liens qu’Henderson entretient avec plusieurs familles de la grande bourgeoisie qui l’invitent lors de leurs déplacements en font partie. Toutefois, le facteur le plus important semble avoir été son association avec les compagnies de développement des chemins de fer.
Dès 1872, il obtient un contrat auprès de l’Intercolonial Railway (ICR). La compagnie lui confie la mission de photographier les structures (ponts, rails, etc.) reliant Montréal aux provinces maritimes, en voie d’être complétées. Le succès obtenu lui permet de recevoir plusieurs commissions similaires, dont certaines le mènent dans l’Ouest canadien. Il devient, au cours des années 1890, le directeur du service de photographie du Canadian Pacific Railway (CPR). Les images produites par le CPR s’inscrivent dans une idéologie impérialiste qui fait de la colonisation de l’Ouest une grande aventure d’exploration rendue possible par la maitrise des technologies modernes.
Globalement, les représentations d’Henderson participent à la création d’une identité canadienne. De plus, elles reflètent une vision du monde qui cherche souvent à cataloguer les activités humaines ou la nature pour mieux en absorber les détails, les comprendre et les maitriser. Fruits d’un intérêt pour l’art et d’un désir d’appartenance au monde, les photographies d’Henderson sont reconnues, de son époque à la nôtre, comme étant d’une qualité qui fait de lui un des photographes québécois majeurs du XIXe siècle. Henderson est aussi un innovateur du point de vue des technologies de la photographie. Il est l’auteur de plusieurs textes techniques publiés dans le Philadelphia Photographer ou London’s Photographic News, des revues destinées aux photographes. Il expérimente aussi très tôt avec le négatif sur plaque sèche ou au bromure, en plus de prendre part à des expérimentations sur le flash avec Notman et Girdwood. Étude de nuages reflète donc la pratique d’Henderson, caractérisée tant par sa vision sensible de la nature qui puise dans le répertoire stylistique de la peintre que par son intérêt pour les aspects plus techniques du médium.
Principales collections
- Art Gallery of Ontario
- Carleton University Art Gallery
- Musée McCord Stewart
- Musée des beaux-arts du Canada
- Musée national des beaux-arts du Québec
- Musées de la civilisation
- Vancouver Art Gallery
Bibliographie
Bassnett, S. et Parsons, S. (2023). Alexander Henderson. Photography in Canada, 1839–1989. Institut de l’art canadien.
Guay, L. (1989). Alexander Henderson, Photographer. History of photography, 13(1), 79-94.
Harris, D. (1989). Alexander Henderson’s “Snow and Flood after Great Storms of 1869”. Revue d’art Canadienne / Canadian Art Review, 16(2), 155-160, 262-272.
Samson, H. et Sauvage, S. (dir.). (2022). Alexander Henderson: art et nature. Éditions Hazan.
Bassnett, S. et Parsons, S. (2023). Alexander Henderson. Photography in Canada, 1839–1989. Institut de l’art canadien.
Guay, L. (1989). Alexander Henderson, Photographer. History of photography, 13(1), 79-94.
Harris, D. (1989). Alexander Henderson’s “Snow and Flood after Great Storms of 1869”. Revue d’art Canadienne / Canadian Art Review, 16(2), 155-160, 262-272.
Samson, H. et Sauvage, S. (dir.). (2022). Alexander Henderson: art et nature. Éditions Hazan.