Serge Clément : le pouvoir vertigineux de la photographie

C’est par le documentaire social qu’a commencé le travail photographique de Serge Clément dans les années 1970, pour se poursuivre quelque deux décennies plus tard à travers une approche plus lyrique des réalités sociales. Une trame urbaine créée à partir d’un itinéraire géographique qui l’a mené au cœur des grandes métropoles d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud, d’Europe et d’Asie sert de fil conducteur à son travail. Cette trajectoire à l’intérieur du tissu urbain s’est incarnée dans une volumineuse production d’œuvres et de livres photographiques d’une cohérence indéfectible. La reconnaissance du travail de Serge Clément provient de cette constance et de cette rigueur créative, de même que d’une carrière qu’il a bâtie autour d’un rayonnement international, tant par l’esprit cosmopolite de ses captations que par ses expositions outre-frontière.

Les œuvres photographiques de Clément se distinguent par leur « étrangeté poétique », une expression empruntée aux surréalistes en raison du caractère énigmatique des compositions où se croisent l’imaginaire et la réalité. Distinctives également par leur faculté de générer des perspectives multiples et le vertige que cette multiplication provoque. Car, au gré de ses déambulations dans les villes animées, le photographe demeure aux aguets, repère les étrangetés, les imprévus, les signes éphémères et les traces laissées par le temps. Places publiques, lieux sacrés, rues obscures, chambres d’hôtel, bibliothèques, bistrots, portails, rosaces et autres motifs d’architecture antique ou moderne sont saisis à la dérobée et semblent s’agiter sur la surface photographique.  

Dans l’œuvre reproduite ici, peu d’indices nous informent du lieu exact de la prise de vue si ce n’est un enchevêtrement de figures appartenant à des espaces du dedans et du dehors. Cadre de fenêtre, ventilateur, rideau de dentelle, parcelle d’arbre et foule furtive sont fondus les uns dans les autres, abolissant la distance entre l’avant et l’arrière-plan comme s’il s’agissait de rapiécer la trame d’un récit morcelé. Clément procède le plus souvent par une accumulation de motifs provenant de surfaces réfléchissantes tels que miroirs, fenêtres ou vitrines. Les reflets des objets qui y sont projetés sont happés par l’obturateur de son appareil le jour tombant. Les jeux d’éclairage jouent d’ailleurs un rôle déterminant à cet égard alors que la démesure des ombres et le contraste des plages claires et sombres amplifient l’effet de mirage et l’ambiance ténébreuse des images.  

Tout un travail sur la matière photographique se met ici en œuvre. Clément cherche à cumuler les strates d’espace et de temps dans lesquelles passé et présent, vestige et nouveauté, motif intérieur et extérieur s’interpénètrent et filent d’un espace à l’autre qui eux, comme des couches de mémoire, ne cessent de se multiplier. La mémoire est celle des lieux visités, du temps qui passe et fuit à travers les ombres des gens et des objets, la mémoire d’un récit fragmenté à reconstruire. Les nombreuses plages de lumière qui surgissent ici et là entre les formes plus opaques, contribuent aussi à redoubler les plans et agissent comme autant d’écrans ou de fenêtres ouvertes sur des mondes simultanés. Et au moment où l’œil fuit vers l’extérieur, il est ramené sur la surface de référence où des segments de réalités s’aplanissent sur la texture du grain photo. Dans ce va-et-vient entre opacité et transparence, entre épaisseur et minceur d’une surface en continu, les sites visités se métamorphosent alors en de mystérieuses apparitions. Rien ne semble tangible ici. Les silhouettes des personnages défilent comme des figures fantomatiques, en fuite, impalpables, inscrites dans un hors temps. Non seulement le photographe évoque l’anonymat des grandes villes qu’il parcourt, mais rappelle le caractère mouvant et instable de la réalité elle-même.

Clément fait la démonstration du pouvoir vertigineux du dispositif photographique et sa faculté à manier des espaces dissemblables ou en hors champ à l’intérieur même du cadre de l’image. C’est le cas de Hong Kong, mais aussi dans de nombreuses autres œuvres. Pensons à celle dans laquelle un arbre majestueux trône au beau milieu d’une cathédrale gothique, puis à une autre où des cyclistes et piétons déambulent dans une artère commerciale et se confondent aux cavaliers et paysans sortis tout droit d’un tableau ancien. La photographie donne accès à une vision élargie des choses, elle permet de voir ce que l’œil ne perçoit pas dans l’immédiat, elle confond illusion et réalité, elle ouvre sur l’imaginaire. 

 Serge Clément fait basculer la valeur documentaire de ses images en une composition poétique et onirique plus près des valeurs de l’inconscient. Ce sont les zones enfouies dans les stratifications des espaces publics qu’il cherche à sonder. D’où cette « inquiétante étrangeté » qui éveille notre vision, notre mémoire et nos sens. 

Principales collections

  • Archives publiques du Canada
  • Bibliothèque nationale de France
  • Bibliothèque nationale du Québec
  • Centre Canadien d’Architecture
  • Hong Kong Heritage Museum
  • Maison de la Photographie Robert Doisneau, France
  • Musée d’art contemporain de Montréal
  • Musée d’art de Joliette
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Musée de la Photographie, Charleroi, Belgique
  • Musée Nicéphore Niepce, France
  • Museu da Imagem, Braga, Portugal

 

Mona Hakim

Bibliographie

Site Web de l’artiste

Baldwin, G. et Nigel Cameron, N. (2000). Fragrant Light. Serge Clément. Éditions De Tilly-Blaru.

Bédard, C. et Lunsford, C. (2014). Dépaysé. Serge Clément. Kehrer Verlag.

Clément, S. Courants – contre-courants. (2007). Marval.

Hakim, M. (1998) Vertige Vestige. Serge Clément. Les 400 coups.

Robin, R. (2003). Sutures (Berlin, 2000-2003). Serge Clément. Les 400 coups, Montréal.

Tousignant, Z. (2018). Archipel. Serge Clément. Loco et Occurrence.