Robert Millet et le photogramme

Période

Le 17 février 1956, un groupe d’artistes se réunit à la galerie L’Actuelle[01] pour fonder l’Association des artistes non-figuratifs de Montréal (AANFM). Ce regroupement d’artistes automatistes, plasticiens et semi-abstraits avait pour mandat d’organiser des expositions, d’assister les artistes dans leurs démarches d’expositions et de participer à la vie artistique de Montréal. Cette alliance fragile entre diverses tendances non figuratives de Montréal dure cinq ans et permet à nombre d’artistes d’exposer dans des lieux officiels. En organisant des expositions au restaurant Hélène-de-Champlain (Ville de Montréal, 1956), au Musée des beaux-arts de Montréal (1957-1958), au Musée du Québec (1957 — aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec) et à la Galerie nationale du Canada (1960 — aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada), l’Association fait entrer l’art non figuratif au musée.

La plupart des membres de l’AANFM sont des peintres sauf quelques-uns, dont le joaillier Georges Delrue et le photographe Robert Millet[02]. Ce dernier a eu une brève carrière photographique artistique, de 1952 à 1962, période pendant laquelle il participe à au moins 11 expositions, dont huit avec l’AANFM. Il a aussi organisé deux expositions de groupe en photographie, la première à la galerie L’Actuelle en 1955 et l’autre, Photographie 57, à l’Université de Montréal. Il a par la suite été journaliste, reporter-cameraman, scénariste, co-fondateur du Parti Rhinocéros et candidat en 1984.

Le corpus des photogrammes

Le photogramme est une technique qui s’exécute sans appareil photographique : la manipulation se fait en chambre noire sur du papier photographique exposé à la lumière pendant différentes durées. Habituellement, les artistes associés au photogramme, Man Ray, László Moholy-Nagy ou Christian Schad, cherchent l’abstraction formelle en utilisant des objets, des formes ou des collages, et ils n’ont pas tendance à rechercher la dynamisation de l’espace par le jeu des noirs et des blancs.

Robert Millet est influencé par ses lectures à la bibliothèque centrale de Montréal, principalement au sujet des photogrammes dadaïstes de Man Ray et des travaux de László Moholy-Nagy. Ce dernier s’inspirait du constructivisme russe, de Kasimir Malevitch, de Piet Mondrian, des dadaïstes et des futuristes italiens. Ces photographes parlaient de changement, d’une nouvelle manière de voir et de faire l’art. Ils avançaient aussi que l’art pouvait modifier la société. Cette vision du monde devait plaire au jeune Millet[03].  Les plasticiens, quelques années plus tard, s’inspirèrent de cette façon de voir les choses. Une autre source d’inspiration fut l’exposition Noir — Blanc de Guido Molinari à la galerie L’Actuelle en 1956.

Durant l’année 1955, Millet produit trois séries. La première série est faite avec des pétales de fleurs. L’idée lui vient alors que, en visite chez sa mère, un pétale tombe sur la table à laquelle il est assis. Lorsqu’il le prend et qu’il voit la lumière passer au travers, il décide de traduire toute la translucidité des pétales en photogramme. La deuxième série est réalisée en collaboration avec le peintre Claude Tousignant. Ceux-ci s’installent dans la chambre noire avec des pinceaux et les trempent dans le révélateur pour créer des motifs abstraits de photogramme. La troisième série est faite avec des techniques mixtes. S’en suivront un photogramme de 1957 sur plaque de verre dans l’esprit de la couverture du livre Modo Pouliotico et, en 1959, quelques clichés-verre (œuvres peintes sur plaque de verre).

Robert Millet a produit trois photogrammes pour l’AANFM : le premier, en 1955, probablement pour l’exposition de groupe à la galerie L’Actuelle l’année suivante ; le deuxième, Hommage à U, en 1957, est plus grand que le premier. Ces deux œuvres ont subi les avatars du temps et se sont désintégrées. Le troisième photogramme date de 1959 : il avait la particularité intéressante d’être fait à partir de photogrammes découpés qui formaient des lignes courbes traversées de diagonales. Malheureusement, cette œuvre a été détruite en 1960 lors de l’incendie de l’atelier de Robert Millet. Cet incendie a aussi détruit la plupart des autres photogrammes que Millet avait produits entre 1954 et 1959. Sa production artistique en photographie s’arrête en 1962 et on ne trouve plus aujourd’hui qu’une centaine de ses photogrammes dans les Archives de la Ville de Montréal.

Dans ses autres séries de photogrammes se trouvent des images plus conventionnelles qui s’inspirent des expériences de Moholy-Nagy en 1928. Il a aussi réalisé des images plus personnelles, notamment 11 photogrammes figuratifs qui ont été exposés à L’Échourie en 1954. Dans les deux cas, il semble que les images de ces deux séries aient disparu.

Nous sommes ici en présence d’un artiste qui s’est imprégné de l’esprit de son groupe d’amis. Ceux-ci formaient l’avant-garde des arts au Québec. Les trois photogrammes que Robert Millet a produits pour les expositions de l’AANFM témoignent d’une très forte influence du groupe des plasticiens et en particulier de la notion d’espace dynamique que Molinari préconisait, avec la répétition des motifs. Ces œuvres sont d’une grande importance pour l’histoire de la photographie au Québec.

Dans ce photogramme, diverses formes géométriques se croisent et produisent différentes densités, allant du transparent à l’opaque, de l’évanescent un peu fantomatique au solide sombre. On observe aussi une forme irrégulière au coin inférieur gauche, où deux petits trous qui ressemblent à des yeux suggèrent une figure animale, ce qui contraste étonnamment avec les autres formes géométriques.

Principales collections

Archives de la Ville de Montréal, Fonds Robert Millet P179.

 

Robert Hébert

01 La galerie était dirigée par Fernande Saint-Martin et Guido Molinari.

02 Robert Millet fut secrétaire de l’AANFM pour 1957-1958.

03 Son curriculum indique d’ailleurs qu’il fonda le Parti socialiste du Québec et le Parti Rhinocéros.

Bibliographie

Adkins, H.et Otschik, I. (2019). Christian Schad : catalogue raisonnée Volume 3 : Schadographs. Wienand Verlag.

Barnes, M. (2018). Cameraless Photography. Thames & Hudson et Victoria & Albert Museum.

Brierly, D. (1994), The Evolution of the Photogram. Camera & Darkroom, 16(10), 32-41.

De Repentigny, R. (1957). Réflexions sur l’état de la « jeune peinture » 1957. Vie des arts, 7, 32-33.

Gagnon, P. (1984). Moholy-Nagy. Photogrammes. Musée d’art contemporain de Montréal.

Exposition de photographies (1955, 23 juin). Le Devoir, 44.

Hagen, C. et Neusüss, F. M. (1994). Experimental Vision: The Evolution of the Photogram since 1919. Denver Art Museum.

Hardy-Vallée, M. (2021). Photographie 57: A Response to The Family of Man as the Exhibition of a Medium. Journal of Canadian Art History, 42, 1-2.

Lloyd, J. et Peppiatt, M. (2002). Christian Schad, Peintures, dessins, schadographies. Schirmer/Mosel Verlag.

Millet, R. et al. (1957). quelques-uns des travaux exposés d’abord à l’Université de Montréal en février 1957 par un groupe qui croit que la photographie est autre chose qu’un médium impersonnel de reproduction…. [catalogue d’exposition]. Société Artistique de l’Université de Montréal.

Moholy-Nagy, L. (1947). Vision in Motion. ID Book.

Molderings, H. (1998). Laszlo Moholy-Nagy. Nathan.

Neusüss, F. M. (1998) Photogrammes. Nathan.

Paikowsky, S. (1981). L’Association des artistes non figuratifs de Montréal. Vie des arts, XXVI(103), 29-31.

Paikowsky, S. (1983). L’Association des artistes non figuratifs de Montréal, Université Concordia,

Photographie 57. (1957, 5 mars). Le Devoir, 7.

Photographie 57. (1957, 9 mars). La Presse [supplément rotogravure], 20-23.

Pouliot, A. (1957). Modo Pouliotico. Les éditions de la file indienne.

Walsh et al. (1995). László Moholy-Nagy [catalogue d’exposition]. The J. Paul Getty Museum.