Montreal Urban Native Portrait Project de Martin Akwiranoron Loft : le portrait de studio en hommage

La décennie 1980 constitue une période particulièrement importante pour les arts contemporains autochtones au Québec et au Canada. Les artistes acquièrent une meilleure visibilité grâce, notamment, aux efforts de personnes et d’organismes qui luttent pour leur inclusion dans les établissements d’art au Canada. C’est également à cette période que la photographie s’affirme comme expression artistique pour les Autochtones. Des expositions collectives et des évènements qui réunissent des photographes des Premiers Peuples sont organisés dans le Canada anglophone et aux États-Unis.

C’est le congrès Visions, organisé en mars 1985 à Hamilton en Ontario, qui rassemble pour la première fois des photographes autochtones venus des États-Unis et du Canada. À la suite de ce congrès nait l’association Native Indian / Inuit Photographers Association (NIIPA), active jusqu’en 2006. Martin Akwiranoron Loft est l’un des membres fondateurs de la NIIPA et il a été l’un des principaux représentants de l’association au Québec. C’est lors du congrès Visions que les photographies de la série Montreal Urban Native Portrait Project ont été exposées pour la première fois.

Né à Kahnawà:ke, Martin Akwiranoron Loft étudie la photographie à l’Université Concordia au début des années 1980. Le photographe kanien’kehá:ka fait partie d’une des premières générations de photographes autochtones formés dans des universités ou des écoles d’art. Il réalise la série Montreal Urban Native Portrait Project au milieu des années 1980 alors qu’il travaille pour le Centre d’amitié autochtone de Montréal. Dans un studio improvisé, il réalise des portraits de personnes qui fréquentent l’institution. 

Ce portrait de l’artiste et activiste kanien’kehá:ka Joe David, qui deviendra connu pour son implication dans la crise d’Oka en 1990, a été réalisé en 1985 ou en 1986. Alors étudiant en arts à l’Université Concordia, Joe David fréquente le Centre d’amitié pour socialiser et garder contact avec ses pairs. Dans ce portrait aux noirs profonds réalisé avec un appareil moyen format, les vêtements du sujet se fondent dans l’arrière-plan de l’image, de sorte que seuls le visage et les mains du sujet ressortent. Le ton et les contrastes du cliché font apparaitre les détails de la peau. Les portraits de la série Montreal Urban Native Portrait Project vont à l’encontre des codes de représentation des Premières Nations, des Inuit et des Métis habituels à l’époque. Martin Loft explique : 

J’ai vu beaucoup de photographies de la pauvreté et du désespoir. Je l’ai vécu moi-même. Par exemple, il y a 50 ans, à Kahnawà:ke, la moitié des gens n’avaient pas l’eau courante. La moitié des gens étaient extrêmement pauvres. La situation était très dramatique et grave, et vous pouvez multiplier cela par des centaines de communautés au Canada. Mais au milieu de tout cela, il y avait beaucoup d’histoire, beaucoup de culture, beaucoup de résilience. Les gens vivaient au quotidien, un peu comme lorsqu’on lutte pour avancer dans le vent, mais qu’on continue. Ces premiers portraits étaient donc ma propre réponse à ces situations. Je pouvais montrer à quel point les gens étaient désespérés, ou je pouvais essayer de distiller une sorte d’humanité qui parle de résilience. J’ai travaillé avec les gens. Je leur demandais de penser à leur famille, de penser à ceux qui allaient voir ces photos[01].

Montreal Urban Native Portrait Project représente la réponse de Martin Akwiranoron Loft non seulement à la situation des Autochtones à l’époque, mais aussi à un type d’image largement répandu dans la presse et les médias de masse. Ce type d’images met de l’avant les conditions de vie marquées par la pauvreté et les problèmes de dépendance, et fixe ainsi l’exclusion sociale des personnes sur la pellicule. Si, comme l’exprime le photographe kanien’kehá:ka, la situation économique des Autochtones, notamment dans les zones urbaines, est un enjeu de société bien réel, le problème de telles images réside dans leur uniformité et leur caractère simplificateur. Les photographies de presse qui dénoncent les conditions de pauvreté des Autochtones recourent souvent à un cadrage large qui contextualise le sujet pour montrer son environnement social et les signes de sa marginalisation. À l’inverse, les portraits de studio de Martin Akwiranoron Loft sont réalisés devant un fond noir uni qui décontextualise volontairement le sujet pour nous confronter à un visage et à une individualité. Dans ce contexte, le portrait photographique constitue une stratégie pour restaurer l’humanité et la singularité des sujets. 

Une quarantaine d’années après Montreal Urban Native Portrait Project, le photographe continue de recourir au portrait de studio pour rendre hommage à la collectivité autochtone de Tiohtià:ke / Montréal. En 2022 et 2023, il a exposé dans les rues de la ville des portraits grand format qui témoignent de la présence continue autant des Autochtones vivant à Montréal que des Kanien’kehá:ka de Kahnawà:ke, communauté située non loin de la métropole.

Principales collections

Centre d’art autochtone de Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord du Canada (RCAANC)

 

Sophie Guignard

01 « I have seen plenty of pictures of poverty and despair. I’ve lived it myself. 50 years ago in Kahnawà:ke for instance, half of the people didn’t have running water. Half of the people were extremely poor. Things were very desperate and dire, and you can multiply that by hundreds of communities in Canada. But in the midst of that, there was a lot of History, there was a lot of culture, there was a lot of resilience. People lived on a daily life – kind of like when you walk into the wind and you struggle but you keep going. So, these early portraits were my own response to those situations. I could have shown how desperate people were, or I could try to distill some kind of humanity that speaks about resilience. I worked with the people. I used to ask people to think about their family, to think about who is going to see these pictures. » Entrevue réalisée avec Martin Loft en avril 2019.

Bibliographie

Bennett, C., Gray, V., Lafleur, D., Laurendeau, H., LaVallee, M., Martin, L.-A., Perron, S. Philpott, J. et Tremblay, J.-F. (2018). La collection d’art autochtone : Œuvres choisies, 1967-2017 = The Indigenous Art Collection: Selected Works, 1967-2017. Gouvernement du Canada.

Guignard, S. (2023). Usages et stratégies photographiques autochtones au Québec : d’une présumée absence à des présences manifestes. Dans Vigneault, L. (dir.), Créativités autochtones actuelles au Québec. Arts visuels et performatifs, musique, vidéo (p. 275-307). Presses de l’Université de Montréal.

Loft, Martin et Sophie Guignard. (2019, 10 avril). Entrevue de Martin Loft par Sophie Guignard.

Native Indian/Inuit Photographers’ Association. (1985). « Visions » from Contemporary Native Photographers, 1985. Hamilton: Native Indian/Inuit Photographers’ Association.

Rice, R. (2009). Hochelaga Revisité: Hochelaga Revisited. Galerie du MAI.

Tousignant, Z. (2025). Battre le pavé : La photo de rue à Montréal [catalogue]. Musée McCord Stewart.