La stéréoscopie, la vie en 3D

Période

Rien de tel qu’une tempête de neige pour nous donner l’envie de photographier les rues soudainement transformées qui nous entourent. Cette blancheur temporaire et les nouveaux reliefs produits par la neige fascinent aussi les photographes québécois du XIXe siècle. Leurs photographies sont peuplées de citadins qui, en donnant l’échelle, nous montrent à quel point les bancs de neige sont hauts. Contrairement à un paysage inhabité, leur présence est porteuse d’un récit potentiel. Leurs corps nous permettent aussi de nous projeter dans la représentation. Leur identité publique indique le type d’espace. Dans Snow Banks on McGill Street, leurs vêtements, leur pose et leur genre révèlent notamment que cette rue est plutôt bourgeoise. L’image est loin de représenter la situation précaire vécue par les citoyens moins nantis durant cet hiver 1869, particulièrement rigoureux selon les journaux de l’époque.

De fait, Snow Banks on McGill Street immortalise un lieu et un moment précis qui va finir, nous allons le voir plus loin dans ce texte, par se dissoudre dans un imaginaire de la nordicité. À l’origine, la photographie a été prise entre le 7 et le 15 mars 1869. Elle fait partie d’une série de photographies prises par James Inglis, après une série de tempêtes qui frappe Montréal durant les premières semaines de mars. Né en Écosse en 1835, James Inglis émigre avec sa famille au Canada en 1856. Il pratique d’abord la photographie à St. Catherines au Canada-Ouest, actuel Ontario, avant de s’installer à Montréal en 1866 où il sera un des principaux concurrents de William Notman. Snow Banks on McGill Street ne porte pas le logo ou une autre marque du studio. L’indice qui permet de savoir que la photographie a été prise par Inglis est le numéro d’inventaire qui est inscrit en bas, à gauche et à droite. Ce numéro est typique de la production du studio Inglis. Pourquoi n’y a-t-il pas d’autres identifications ?

L’exemplaire que vous voyez a été tiré bien plus tard, entre 1880 et 1895, alors qu’Inglis a quitté le Canada pour les États-Unis. Le nom du studio qui a exécuté le tirage apparait sur le papier cartonné, à gauche: J. G. Parks (James George Parks). Parks a acquis les négatifs d’Inglis à la suite de la faillite de celui-ci en 1870. La vente des négatifs d’un studio à un autre, sans être courante, n’est pas exceptionnelle. Ainsi, Louis-Prudent Vallée, installé à Québec, obtient des négatifs d’Ellisson & Co, un studio de la même ville. De même, il est assez courant que des images de tempête soient mises en vente bien après la tempête qu’elle représente. Impressionnantes en raison de la présence de la neige, elles acquièrent le statut d’archives et elles deviennent le symbole de l’hiver canadien à un moment où le pays cherche à définir son identité.

Snow Banks on McGill Street est donc une image remarquable, car elle condense une façon de voir un site en même temps qu’elle raconte l’histoire des photographes qui l’ont produite. Vous l’avez sûrement remarqué, elle est de plus constituée de deux photographies. Les deux représentations ont été prises simultanément, probablement avec un appareil à deux objectifs. Elles sont légèrement décalées pour reproduire l’écart de perception entre nos deux yeux, car ce sont des vues stéréoscopiques aussi appelées stéréogrammes. Elles sont faites pour être regardées à travers un instrument d’optique appelé stéréoscope. Une fois les vues stéréoscopiques installées dans celui-ci, la profondeur de l’image est accentuée et les détails ressortent. De surcroit, les objets donnent l’illusion d’être plus tangibles. Enfin, un effet d’émergence, soit l’impression que certains des éléments se détachent de la surface, a parfois lieu, comme au cinéma 3D qui s’appuie largement sur les mêmes phénomènes optiques.

Les premières vues stéréoscopiques prises au Québec ont été réalisées en 1855 par deux daguerréotypistes américains d’origine allemande, les frères William et Frederick Langenheim. Ils sont considérés comme les inventeurs de la plaque de lanterne magique photographique. La lanterne magique permet de projeter des images sur une surface bien avant l’invention du cinéma ou du projecteur qui est utilisé dans une salle de classe. Les frères Langenheim ne sont pas les seuls photographes étrangers à venir prendre des vues stéréoscopiques du Québec et certaines compagnies américaines achètent aussi des négatifs à des photographes locaux. Au Québec, les premiers photographes à produire des vues stéréoscopiques sont Charles Dion, à Montréal, et Samuel McLaughlin, à Québec, en 1857. Les vues stéréoscopiques sont à la mode et certaines sont produites pour les acheteurs locaux. Elles documentent alors des faits d’actualité et des évènements marquants. Certaines sont aussi produites à des fins publicitaires, par exemple pour faire connaître un commerce.

Toutefois, la plupart des vues stéréoscopiques sont destinées à un nouveau marché, le tourisme, qui est en plein essor. Elles représentent alors des sites qui sont déjà ou qui deviendront emblématiques d’un lieu. Ces villes et ces lieux de villégiature, par exemple Montréal, Québec, Charlevoix ou le Bas-Saint-Laurent, sont prisés par la bourgeoisie qui se déplace en suivant les trajets de deux moyens de transport récents, qui sont aussi des lieux de vente des vues stéréoscopiques : le train et le bateau à vapeur. Il est aussi possible d’en acheter en librairie, dans des hôtels, des boutiques destinées aux touristes ainsi que dans des commerces d’instruments d’optique et de luxe. La plupart des studios actifs dans les années 1860 à 1880 produisent ainsi des vues stéréoscopiques, de Notman à Louis-Prudent Vallée, en passant par Alexander Henderson, Livernois, Ellisson & Co, J. N. Duquet, J. G. Parks, Alfred Boisseau, Joseph Archambault ou Hugh McCorkindale, pour en nommes quelques-uns. Ces photographes vendent directement leurs vues stéréoscopiques dans leur studio et les acheteurs peuvent parfois trouver entre leurs murs des vues stéréoscopiques d’autres photographes. Ainsi, une estampe derrière Snow Banks on McGill Street signale qu’elle passe chez J. Dennison, un photographe de la rue Sainte-Catherine à Montréal.

De rares exemples de vues stéréoscopiques plus intimes existent aussi. Ainsi, Charles Dion ou son frère Joseph-Octave ont entre autres capté des moments de la vie familiale et des sorties entre camarades. Le médecin et chimiste montréalais Gilbert Prout Girdwood, un photographe amateur, a aussi pris des vues stéréoscopiques de sa famille, de son cercle intime, de paysages, de voyages et de moments de loisir. La production québécoise de vue stéréoscopique perd de son ampleur durant les années 1880 pour disparaitre presque complètement au début du XXe siècle. La concurrence avec les studios américains, devenus de vrais conglomérats, semble avoir été trop forte. Snow Banks on McGill Street est donc produite durant un âge d’or des vues stéréoscopiques, alors que des centaines d’images stéréoscopiques sont captées chaque année au Québec.

Principales collections

  • Musée McCord Stewart
  • Musée de la civilisation

 

Marjolaine Poirier

01 La succession de J. G. Parks vend le fonds du studio Parks à Dennison en 1895, ce qui explique que la photographie porte les estampes des deux photographes.

Bibliographie

Altman, P. (2004). Les mémoires argentiques. Cap-aux-Diamants [Hors-série], 79-83.

Béland, M. (2013). Aux origines de la stéréoscopie québécoise. Cap-aux-Diamants, (114), 60-61.

Chisholm, C. R. et frères. (1870). Chisholm’s All Round Route and Panoramic Guide of the St. Lawrence: the Hudson River, Trenton Falls, Niagara, Toronto, the Thousand Islands and the River St. Lawrence, Ottawa, Montreal, Quebec, the Lower St. Lawrence and the Saguenay Rivers, the White Mountains, Portland, Boston, New York. Chisholm & Co.

Field, C. J. (1875) Hand-guide to Montreal, with map of the city containing all necessary information and advice for strangers, including rates of money, carriage tariff, institutions and other places of interest to visit, when and how to see them, fancy and fashionable stores, &c. J.S. Brazeau, p. 12.

Macleod, M. (2012). Defining a Research Tool: an Object-Based Study of a Group of Inter-Related Photographic Objects attributed to the James Inglis Studio (1866-1884) in the McCord Museum, Montreal [mémoire de maîtrise]. Ryerson University.

Insolvent Act by James Inglis, greffe de Louis Dumouchel, no 1526, 9 juillet 1873.