Isabelle Hayeur : l’envers du décor

Isabelle Hayeur est reconnue pour ses captivantes photographies et vidéos conçues autour d’enjeux sociaux et politiques liés à l’environnement. Elle fait ses débuts en vidéo et est l’une des fondatrices en 1997 du collectif Perte de signal, consacré aux arts médiatiques. À partir de 1998, les œuvres photographiques de l’artiste se font remarquer dès leurs premières mises en exposition. En 2002 elle obtient une maîtrise en arts plastiques. Elle réalise également des commandes d’art public, plusieurs installations in situ et des livres de photographies. À travers ses nombreux déplacements, tant au Québec qu’à l’international, elle sonde les territoires pour comprendre comment nos civilisations contemporaines investissent et façonnent leurs milieux. Elle a ainsi compilé une petite histoire du paysage avec un œil aiguisé et implacable – le regard d’une artiste de terrain, dans l’action et le mouvement, sans cesse à l’affût des mutations que subissent nos écosystèmes. La terre, l’habitat et l’eau sont parmi les sujets porteurs de ce triste constat que documente et dénonce avec sensibilité et conviction cette artiste engagée. 

Les œuvres d’Isabelle Hayeur ont été largement diffusées au Québec, au Canada et à l’international. Expositions individuelles, participation au sein d’importantes expositions collectives portant sur les questions d’ordre environnemental, écrits théoriques et analytiques aussi nombreux que notables sur la démarche de l’artiste témoignent de l’importance des enjeux que soulèvent ses œuvres. Finaliste au Scotiabank Photography Award en 2015, elle est lauréate du prix du duc et de la duchesse d’York en photographie du Conseil des arts du Canada en 2019. Sa reconnaissance tient aussi à la place singulière qu’elle occupe dans son champ disciplinaire. D’une part, ses tout premiers travaux des années 1990 étaient déjà orientés par des prises de position pour la cause environnementale, à une période où la conscience écologique n’avait pas pris l’essor qu’elle connaît aujourd’hui. D’autre part, malgré un déclin de la photo documentaire depuis l’arrivée de la postmodernité des années 1980, Hayeur a exploré de nouvelles avenues esthétiques – notamment à travers ses paysages construits où elle s’interroge sur la vérité photographique – tout en conservant un engagement tenace et inaltérable envers la photographie comme outil social et politique. Ces dernières années, son attention s’est portée sur les luttes citoyennes et s’est engagée auprès de groupes écologistes et militants avec qui elle partage les revendications[01].

La série photographique Underworlds est le point de départ d’un cycle fécond portant sur les conditions déplorables de l’eau à l’échelle planétaire. Depuis les premières prises de vue sous-marines réalisées avec un petit appareil submersible dans le sud de la Floride en 2008, Isabelle Hayeur a fait de la dégradation des plans d’eau un des sujets principaux de sa démarche. Après s’être munie d’un caisson étanche, elle a pu accéder de manière intermittente et le plus souvent seule, à des environnements immergés et pollués de différentes régions nord-américaines.

C’est le cas de The canal at Riviera Street, Key West, (Floride) (2018). Comme à l’habitude, Isabelle Hayeur fait appel à des stratégies formelles extrêmement efficaces. En évitant la captation à hauteur d’yeux, elle photographie à partir d’une perspective qui nous est peu coutumière, glissant à demi son appareil photo sous l’eau afin de saisir à la fois les fonds marins et les rives (fig. 1). Dans cette œuvre subdivisée en trois plans, le premier plan couvre à lui seul les deux tiers de la composition, de sorte à accentuer la sensation de proximité entre la personne qui regarde et ce qui se cache sous l’eau. Une eau verdâtre, un sol marin compact et une flore aquatique stagnante et stérile sont ici le résultat d’un milieu pauvre en oxygène dans lequel prolifèrent les végétaux, favorisant une perte de biodiversité. À la manière d’un all over – c’est-à-dire d’une étendue bord à bord du sujet photographié –, la surface aquatique semble se prolonger hors du cadre de l’image, suggérant l’amplitude des organismes indésirables et envahissants qui tapissent le sol limoneux. Le fait de sortir la surface du cadre exprime également une volonté à rejoindre l’espace physique de la personne qui regarde, comme l’illustre plus explicitement l’effet d’extension de la partie basse de l’image. À cela s’ajoute le très grand format de l’œuvre (fréquent dans l’ensemble de la production de la photographe) qui intensifie l’impression d’enveloppement. 

Plus haut dans l’image, une ligne blanche délimite le second plan qui représente à la fois la ligne d’horizon et l’étendue d’eau près de la rive où navigue un pagayeur. En manipulant les échelles des plans, Hayeur cherche à démontrer l’indifférence, ou peut-être l’ignorance dont font preuve les plaisanciers et autres riverains en regard des bouleversements des écosystèmes pourtant visibles aux alentours. L’écart entre ces deux visions se manifeste également dans le contraste des couleurs allant de la teinte glauque d’une eau dormante à la blancheur d’un ciel plus agité à l’arrière-plan. 

En jouant avec les dissemblances et les paradoxes, Isabelle Hayeur évoque la vision d’un monde habité par ses contradictions et ses déséquilibres. Bien que le très grand format de ses nombreuses captations aquatiques (fig. 2) produise un effet saisissant et d’une troublante beauté, ses vues de l’intérieur nous plongent au cœur des perturbations écologiques en mettant à « l’avant-plan » l’envers du décor. À travers son art, cette artiste investie nous interroge et met sans cesse au défi nos perceptions ambivalentes de la réalité.  

Principales collections

  • Agnes Etherington Art Centre
  • Cinémathèque québécoise
  • Galerie de l’UQAM
  • Musée d’art contemporain de Montréal
  • Musée d’art de Joliette
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Vancouver Art Gallery

 

Mona Hakim

01 Ces groupes écologistes militent pour la préservation du territoire qu’ils habitent, pour le bien commun et pour la justice sociale. Le Camp de la rivière et Dépayser sont au nombre des séries qui en témoignent; deux publications éponymes les accompagnent.

Bibliographie

Site Web de l’artiste.

Beaudry, R., et Hayeur, I. (2019). Isabelle Hayeur. Dépayser / Strangeland. (à compte d’auteure).

Bérard, S., Ouellet, L. et Périnet, F., (2006). Isabelle Hayeur, Habiting / Habiter, Musée national des beaux-arts du Québec et Oakville Galleries. 

Blouin, M., Michel, F. et Bénédicte Ramade, B. (2014) Isabelle Hayeur. Vraisemblances / Verisimilitudes. EXPRESSION et Musée régional de Rimouski.

Cyr, B., Deneault, A. et Hayeur, I. (2020). Isabelle Hayeur. LeCamp de la rivière. (à compte d’auteure).

Gale, P., Hakim, M. et Ann Thomas, A. (2020). Isabelle Hayeur. Plein sud, Galerie d’art Antoine-Sirois et Maison des arts de Laval.

Perrault, M. (2013) Isabelle Hayeur. Dazibao et VU.