Henri, dit Sylvain P., Cousineau : théâtre de mime

Sylvain P. Cousineau (1949-2013), Johnny moitié de face OU Vieil homme, 1978-1979, Épreuve à la gélatine argentique, 25,4 x 20,3 cm (10 x 8″).
Le domaine de la photographie abonde en autodidactes, à commencer par les premiers inventeurs du début du XIXe siècle qui n’avaient d’autre choix que d’apprendre de leurs expérimentations. La mise sur pied d’écoles d’art et de métiers au Québec dans les années 1920 a ouvert de premières portes à l’éducation formelle en arts visuels, incluant la photographie. Le Collège Loyola, aujourd’hui intégré à l’Université Concordia, fut la première institution d’enseignement supérieur de la province à dispenser une formation créditée en nouveaux médias. Plutôt que d’apprendre le métier de manière autodidacte, ou en travaillant pour un photographe commercial, les membres de la population étudiante de la fin des années 1960, comme Henri Cousineau (1949-2013), pouvait bénéficier d’un encadrement et d’un soutien institutionnel. Leur approche au médium est alors teintée d’un regard critique : l’image elle-même devient objet de représentation et de réflexion. Pour Cousineau, qui a également créé sous le pseudonyme de Sylvain P. Cousineau, cette démarche critique se constate dans les années 1970 par la remise en question et la parodie des codes de diverses tendances, en particulier la photographie de rue.
Henri Cousineau nait à Arvida. Aujourd’hui incorporée à Saguenay, la ville a été à l’origine construite et planifiée spécifiquement pour les besoins de l’industrie de l’aluminium. Les études amènent Cousineau à Montréal, qui complète en 1971 au Collège Loyola un baccalauréat dans le programme de Communications Arts. Unique en son genre au Canada, le programme intègre la formation en photographie, cinéma, télévision, journalisme ou production radiophonique, abordant les médias de manière tant critique que technique. John Max y donne le cours de photographie. Cousineau le fréquente pendant plusieurs années, dans et hors la classe, comme assistant de chambre noire, comme modèle et comme ami. Il sera également coreligionnaire de Max dans le mouvement spirituel SUBUD, dont la pratique le mènera à l’adoption du pseudonyme « Sylvain P. ». Il poursuit ses études à la maîtrise au Visual Studies Workshop (VSW) à Rochester, dans l’état de New York. Animé par Nathan Lyons, ancien conservateur de la photo au musée George Eastman House (GEH), le VSW fait partie des premiers centres d’artistes indépendants, et offre autant une formation que des espaces de résidence de création.
Lyons entretenait depuis les années 1960 des liens avec le milieu de la photographie au Canada, ayant soutenu des artistes comme Max, Vittorio Fiorucci, ou Gilles Coutu à la GEH, en plus d’avoir formé James Borcoman, premier conservateur de la photographie à la Galerie nationale du Canada et Penny Cousineau (Cousineau-Levine), commissaire, critique et artiste, également sa conjointe. Le VSW permet à Cousineau de mener à bien ses premiers projets de publication, ainsi que de développer simultanément sa pratique de peintre-dessinateur et celle de photographe. Son premier ouvrage, Drawings (1973) fait état des motifs visuels qui vont occuper son œuvre : pointillés, portraits frontaux, objets de la culture populaire, bateaux, papiers peints, nuages, gros plans sur des parties de corps[01]. On retrouve les mêmes motifs dans son premier livre photo, Mona Nima (1977), une exploration symbolique de la psyché qui fait également office de réponse parodique au Open Passport (1973) de John Max. Réalisé alors que Cousineau venait d’obtenir son premier poste de professeur de photographie à l’Université de Moncton, Mona Nima recueille des photos prises dès 1969 qu’il séquence pour créer une atmosphère à la fois oppressante et ironique.
La photographie de rue fait partie des genres emblématiques qui ont permis au médium de s’imposer, et elle a donné naissance à des codes efficaces, parfois trop. Dans les années 1970 au Québec, Henri Cousineau, tout comme Michael Flomen, Tom Gibson et Randy Saharuni, se questionne sur le sens de la photo de rue[02]. Les styles d’Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau ou William Klein sont-ils devenus des clichés ou des recettes ? Faut-il absolument qu’un évènement se produise pour qu’une photo soit intéressante ? Chez Cousineau, ce genre d’interrogation se traduit par une série de portraits de rue prise avec une chambre 8 x 10 pouces. Appareil imposant qui requiert l’utilisation du trépied, il était néanmoins l’outil des premiers photographes de rue comme John Thomson au XIXe siècle. Si ce dernier, comme on le voit dans l’ouvrage Street Life in London (1877), arrêtait ses sujets pour les poser, Cousineau fait plutôt écho à la notion de l’instant décisif. Il s’ensuit une collision déstabilisante entre les aspects techniques et plastiques de l’image. Le format du film requiert la fermeture du diaphragme de la lentille afin de garantir une bonne profondeur de champ, ce qui, en contrepartie, allonge considérablement le temps de pose et traduit en formes obscures, floues et incertaines les sujets en mouvement de Cousineau. De l’homme qui observe attentivement l’appareil de Cousineau, nous ne détectons que les contours de ses traits, alors qu’une clôture blanche, située derrière lui, apparaît à travers son corps fantomatique. Non-évènement plastique, instant incertain, paradoxe de la rue, la photo de Cousineau fait preuve d’un esprit satirique, mais également fasciné par le mystère.
Principales collections
- Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
- Banque d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa
- Musée d’art contemporain, Montréal
- Musée d’art de Joliette, Joliette, QC
- Collection Prêt d’œuvres d’art du Musée national des beaux-arts du Québec
- Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, Baie-Saint-Paul, QC
- Ottawa Art Gallery, Ottawa, ON
01 Par exemple, un panneau d’affichage urbain sur lequel sont imprimées d’immenses lèvres, motif que l’on retrouve également dans l’installation La voie lactée (1992) de Geneviève Cadieux, portrait de la bouche de la mère de l’artiste, sise sur le toit du Musée d’art contemporain de Montréal.
02 Flomen, M. (2023). Photograms and Photographs. 2020–1970. Hirmer. Pour Randy Saharuni, voir Langford, M. (dir.). (1984). Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film. Hurtig.
Bibliographie
Cousineau, H. (1974). Portfolio. OVO Photo, 15, 27-35.
Cousineau, S. P. (1973). Drawings. Visual Studies Workshop.
Cousineau, S. P. (1977). Mona Nima. Powys Press.
Cousineau-Levine, P. (2003). Faking Death: Canadian Art Photography and the Canadian Imagination. McGill-Queen’s University Press.
Dion, F. (2000). Fin de siècle. Optica.
Flomen, M. (2023). Photograms and Photographs. 2020–1970. Hirmer.
Fry, P. (1980). Sylvain P. Cousineau / Photographies et peintures. Dunlop Art Gallery.
Landry, P. (1995). Sylvain P. Cousineau : tour de Pise. Musée d’art contemporain de Montréal.
Langford, M. (dir.). (1984). Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film. Hurtig.
Max, J. (dir.). (1974). image nation fourteen: Montreal Photographers. Coach House Press.
Gascon, F. (1982). Sylvain P. Cousineau, Serge Murphy, Jana Sterbak : menues manœuvres. Musée d’art contemporain de Montréal.
Racine, Y., Payant, R., Letocha, L., Lamarche, L., Godmer, G. et Marchand, S. (1980). Tendances actuelles au Québec. Musée d’art contemporain de Montréal.
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