Génocide I de Pierre Sioui : la photographie d’archives comme matériau de l’art

Pierre Sioui (1950-), Génocide I, 1986, sérigraphie, 77,5 x 112 cm, Courtoisie de l’artiste.
Dans les années 1980, l’artiste wendat Pierre Sioui réalise plusieurs sérigraphies et collages dans lesquels il intègre des reproductions photographiques. Sioui fait figure de pionnier des arts contemporains autochtones au Québec, à une époque où les artistes des Premières Nations sont encore marginalisés et luttent pour se faire une place dans le monde des arts.
N’ayant pas reçu de formation en arts plastiques, c’est son travail comme encadreur au Musée d’art contemporain de Montréal dans les années 1970 qui le sensibilise aux arts, et plus spécifiquement à la sérigraphie qui deviendra par la suite sa technique de prédilection. Il explique que la sérigraphie a représenté la technique la plus apte à servir son propos, surtout après qu’il ait découvert qu’il pouvait utiliser des photographies dans ses œuvres[01].
Né en 1950 à Montréal, Pierre Sioui a grandi à l’intersection de deux identités : wendate par ses liens familiaux et blanche par son éducation chez les Sœurs de la Providence, puis chez les Jésuites au Collège Sainte-Marie. À une époque où les réalités des Autochtones sont encore largement occultées et soumises à de nombreux stéréotypes, le recours à la sérigraphie permet à Sioui de développer une philosophie personnelle, à travers laquelle il peut à la fois exprimer son identité culturelle divisée entre deux mondes et se réapproprier ses racines wendates. Il ne souhaite pas pour autant être étiqueté uniquement comme un « artiste autochtone ».
Influencées par des recherches sur le rituel wendat de la fête des Morts, les œuvres de Pierre Sioui explorent de façon récurrente les thèmes de la mort et de la vie après la mort, qu’il définit comme les piliers de sa spiritualité retrouvée[02].
Dans certaines œuvres, le thème de la mort prend également la forme d’une réflexion sur la violence de la colonisation, comme c’est le cas avec Génocide I. La composition de l’œuvre est divisée en trois parties principales : au centre, la reproduction d’une célèbre estampe du XVIIe siècle réalisée par George Huret et intitulée Le Martyre des missionnaires jésuites, dans laquelle des jésuites sont torturés et tués par des Autochtones; à droite et à gauche de l’estampe, des portraits photographiques d’Autochtones; en bas, des reproductions de crânes, d’objets culturels et d’un détail issu de l’estampe. Des coulures de peinture rouge descendent du haut de l’œuvre, pouvant symboliser autant le sang versé des Premières Nations au cours de la colonisation que celui des missionnaires représentés sur l’estampe, les deux faisant partie de l’héritage culturel de l’artiste.
L’inclusion des portraits photographiques est particulièrement intéressante ici, car elle signale une pratique courante chez les artistes contemporains autochtones : la réappropriation de photographies d’archives. Les huit portraits utilisés par Sioui dans Genocide I ne sont pas identifiés. Pourtant, ils nous semblent familiers. En effet, les portraits ont été réalisés par le photographe Edward Curtis, célèbre pour avoir représenté les peuples autochtones à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le cadre d’un grand projet photographique intitulé The North American Indian. Controversés et polysémiques, les clichés de Curtis sont souvent considérés comme le symbole de la figure romantique du « noble sauvage », et ils continuent d’être diffusés massivement à l’échelle mondiale. En intégrant les images de Curtis aux côtés de l’estampe du XVIIe siècle, Pierre Sioui semble alors nous inviter à considérer les stéréotypes et les images qui ont façonné les Autochtones dans notre imaginaire.
On peut également interpréter le recours aux portraits de Curtis comme une métaphore de la perte et de la mémoire : perte des vies humaines et des traditions culturelles lors de la colonisation, et mémoire à la fois individuelle, collective et culturelle. Le geste d’appropriation des clichés historiques de Sioui peut en effet être envisagé comme un moyen de combler et de réparer les ruptures mémorielles et culturelles vécues par l’artiste. Par la trace des visages laissés sur la surface sensible, la photographie d’archive agit comme une invocation des ancêtres, et permet de retisser le lien entre le passé et le présent, les vivants et les morts. En ce sens, l’inclusion des portraits photographiques devient l’expression de la survivance des âmes.
Ainsi, la photographie d’archives a un pouvoir symbolique déterminant pour les artistes contemporains autochtones qui, comme Pierre Sioui, l’utilisent comme matériau dans leurs œuvres. Non seulement elle représente une stratégie de réclamation et de réappropriation de l’histoire et de la mémoire visuelle, mais elle fournit également la possibilité d’une actualisation et d’une réactivation de la mémoire individuelle et collective.
Principales collections
- Musée canadien de l’histoire
- Les Franciscains de la Province Saint-Joseph du Canada
- Musée ilnu de Mashteuiatsh
- Musée des beaux-arts du Canada
01 Sioui, P., Savard, T. M. et Pésémapéo Bordeleau, V. (2023). Écrits d’artistes. Dans Vigneault, L. (dir.). Créativités autochtones actuelles au Québec : Arts visuels et performatifs, musique, vidéo. Presse de l’Université de Montréal.
02 Sioui, P., Savard, T. M. et Pésémapéo Bordeleau, V., op. cit.
Bibliographie
De Lacroix, P. (2018). Rituels, mort et renaissance. Une redécouverte de l’artiste huron-wendat Pierre Sioui. Frontières, 29(2).
Doxtator, D., Fisher, J., Hill, R. et Pakasaar, H. (1992). Revisions, Joane Cardinal-Schubert, Jimmie Durham, Hachivi Edgar Heap of Birds, Zacharias Kunuk, Mike Macdonald, Alan Michelson, Edward Poitras, Pierre Sioui. Walter Phillips Gallery.
Hill, T. et Duffek, K. (1989). Beyond History. Vancouver Art Gallery.
Mainprize, G. (1986). Stardusters: New Works by Jane Ash Poitras, Pierre Sioui, Joane Cardinal-Schubert, Edward Poitras. Thunder Bay Art Gallery.
Phillips, R. B. (1989). What is “Huron Art”?: Native American Art and the New Art History. The Canadian Journal of Native Studies, 9(2), 161-186.
Sioui, P., Savard, M. T. et Virginia Pésémapéo Bordeleau. (2023). Écrits d’artistes. Dans Vigneault, L. (dir.). Créativités autochtones actuelles au Québec : Arts visuels et performatifs, musique, vidéo (p. 47-54). Presses de l’Université de Montréal.
Vervoort, P. (2004). Edward S. Curtis’s “Representations”: Then and Now. American Review of Canadian Studies, 34(3), 463-484
Vigneault, L. (2019). Enquêtes de recherche et espaces de rencontres. Mouvements de disparition/résurgence chez les artistes hurons-wendat Zacharie Vincent et Pierre Sioui. Le Carnet de l’ÉRHAQ, (3), 97-113.
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