Geneviève Cadieux et l’esthétisme de la blessure

Au début des années 1980, le public et les lieux de diffusion de l’art actuel se spécialisent, le marché de l’art se développe et les pratiques artistiques deviennent plus individuelles, voire familiales dans le cas de Geneviève Cadieux. Née à Montréal, l’artiste en devenir passe son adolescence à Ottawa où son père tient le cinéma de répertoire ByTowne Cinema. Elle est marquée par les films qu’elle y découvre, spécialement La Passion de Jeanne d’Arc (1927) dans lequel le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer fait un usage brillant des gros plans. Cette œuvre cinématographique influence la pratique photographique de Cadieux, mais aussi le choix de carrière de sa sœur, Anne-Marie Cadieux, qui devient actrice. Encouragées par leurs parents, les deux sœurs étudient leur art à l’Université d’Ottawa, une en théâtre et l’autre en beaux-arts. La famille de Geneviève Cadieux est indissociable de son œuvre. Sa sœur comme sa mère se retrouvent devant son objectif à maintes reprises. Dans une entrevue accordée pour le journal Voir, elle parle de la famille comme d’un lieu d’origine, voire une blessure commune[01].

L’artiste utilise les codes du cinéma et du théâtre pour aborder les thématiques du corps humain et de l’intime, souvent mises en relation avec le paysage. Elle s’interroge sur l’évolution de la vision et de la perception de ses œuvres dans la durée et selon les différents contextes. C’est le cas de l’œuvre Barcelone, une série photographique composée de différentes vues d’un étrange soleil en déplacement ainsi que d’un homme et d’une femme[02] dont les corps se détachent l’un de l’autre. Si la version créée en 2003 semble traiter de l’effet du temps sur les relations amoureuses, la version 2003-2021 prend une toute nouvelle signification dans un contexte pandémique de distanciation sociale et de perte de repères[03].

Celle qui « perçoit l’image photographique comme une blessure lumineuse de l’émulsion[04] » explore l’esthétisme de l’imperfection en utilisant les stratégies des campagnes publicitaires. Les différentes parties du corps parfois vieillissantes – peau, cicatrice, bouche – captées en plan rapproché deviennent monumentales sous l’intervention de Cadieux. Elle les expose dans des caissons lumineux, dans les vitrines des bâtiments, sur de grands panneaux, etc. Un très gros plan rétroéclairé de la bouche de sa mère se retrouve au centre d’une œuvre d’art public audacieuse, La Voie lactée (1992), présentée sur le toit du Musée d’art contemporain de Montréal. Cette façon de mettre de l’avant l’imperfection contribue à nourrir différemment l’imagerie et à remettre en question les représentations du corps de la femme.

Pour ce qui est de la forme de ses photographies, Geneviève Cadieux interprète le réel en intervenant sur ses fichiers ou sur les tirages. Avec l’œuvre Arbre seul (la nuit) (2017), qui représente un paysage aride du Nouveau-Mexique, l’artiste applique des feuilles de palladium sur l’image négative tirée. L’œuvre Arbre seul (le jour) (2017) est, quant à elle, rehaussée de feuilles d’or. Ces gestes rappellent les explorations esthétiques des pictorialistes, comme les manipulations en chambre noire ou le grattage des tirages. Semblables à une extraction minière, les interventions de Cadieux ramènent à la surface de l’image des idées et des sensations souterraines.

Geneviève Cadieux est considérée comme une artiste contemporaine majeure au Canada. Sa pratique photographique, qui intègre souvent des éléments sculpturaux ou audiovisuels, fait l’objet de nombreuses expositions individuelles à l’international dans le cadre d’évènements majeurs en art actuel, comme la Biennale de Venise en 1990. Elle devient la première femme artiste à y représenter le Canada à travers une exposition individuelle[05]. Un an plus tard, alors que sa notoriété atteint de nouveaux sommets, elle crée l’installation Portrait de famille (1991) à laquelle participent sa sœur, son père et sa mère. Un plan épaule de cette dernière met de l’avant un regard voilé dirigé vers la caméra. Afin d’obtenir cet effet, Cadieux opte pour une vitesse d’obturation lente qui permet d’inscrire le mouvement de fermeture des paupières, rendant visibles à la fois les yeux ouverts et fermés de sa mère. Le motif de l’œil fermé est utilisé à plusieurs reprises par l’artiste. Contrairement à ses significations dans la production des surréalistes, soit celles d’une vision intériorisée ou onirique, Cadieux suggère davantage l’aveuglement.

Puisant souvent à même ses archives pour créer de nouvelles œuvres, elle extrait de cette installation la photographie Ma mère une trentaine d’années plus tard. L’artiste est alors âgée d’un peu plus de soixante ans, l’âge presque exact de sa mère au moment de la prise de vue. Les deux femmes pourraient être sœurs, voire la même personne. L’idée de la doublure de la photographe à travers la représentation des membres de sa famille est récurrente dans la production de l’artiste. Anne-Marie Cadieux mentionne, d’ailleurs, agir comme l’alter ego de sa sœur lorsqu’elle pose pour elle[06]. En 2020, le contexte familial est différent et apporte une signification nouvelle à l’idée de la fragmentation de l’œuvre Portrait de famille (1991), duquel l’artiste extrait la photo de sa mère. Le père est décédé cinq ans auparavant et la mère est gravement malade. Elle décèdera en octobre 2020 pendant la tenue de l’exposition au 1700 La Poste (Montréal). Son regard qui suggérait d’abord un aveuglement, en 1991, informe maintenant d’un départ imminent et d’autres blessures de l’artiste. À Arsenal New York, en 2022, l’œuvre intègre l’exposition Surrender dont le titre évoque l’abandon du corps à l’esprit[07].

Geneviève Cadieux, également professeure à l’Université Concordia depuis 1999, remporte plusieurs récompenses au cours de sa carrière, notamment le prestigieux Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques en 2011, le Prix Paul-Émile Borduas en 2018 et l’Ordre du Canada en 2022.

Principales collections

  • Art Gallery of Nova Scotia
  • Art Gallery of Ontario
  • Beaver Brook Art Gallery, Fredericton
  • Centre Georges Pompidou, Paris
  • Galerie de l’UQAM
  • Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia
  • Fondation Caïxa de Pensions, Madrid
  • FRAC Acquitaine, Bordeaux
  • FNAC, Fonds national d’art contemporain, France
  • Hydro Québec, Montréal
  • Morris and Helen Belkin Art Gallery, Vancouver
  • Musée d’art contemporain de Montréal
  • Musée d’art de Joliette
  • Musée des beaux-arts de Montréal
  • Musée des beaux-arts de Sherbrooke
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • Musée d’art moderne de Kyoto
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Vancouver Art Gallery

 

Geneviève Thibault

01 Voir l’article de Luc Boulanger (2000) sur le sujet.

02 Les personnages sont joués par sa sœur et son conjoint de l’époque, Hubert Marsolais.

03 La première version est exposée en 2003 à la galerie qui représente Geneviève Cadieux, la Galerie René Blouin (Montréal). La version 2003-2021 de l’œuvre est quant à elle installée dans l’espace public en 2021, sur la façade extérieure du Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa).

04 Tiré de la description de l’artiste sur le site web de la Galerie René Blouin.

05 Le Canada participe à la Biennale de Venise depuis 1952.

06 Boulanger, L. (2020)

07 Mavrikakis, N. (2022).

Bibliographie

1700 La Poste. (2024). Geneviève Cadieux.

Ardenne, Paul. (2001). L’Image Corps, Éditions du Regard.

Arsenal Art Contemporain. (2024). Geneviève Cadieux.

Beaudry, E. et Fraser, M. (2016). Art contemporain du Québec. Musée national des beaux-arts du Québec.

Bonin, V. (2015). Passages vers l’abstraction, Geneviève Cadieux. Musée d’art de Joliette.

Boulanger, L. (2020, 29 mars). Anne-Marie Cadieux et Geneviève Cadieux : Un air de famille. Voir.

Campany, D. (2003). Art and Photography. Phaidon Press.

Campeau, S. (1995). Chambres obscures : photographie et installation. Éditions Trois. pp. 223-264.

Campeau, S. (2020). Arts visuels : Geneviève Cadieux, orfèvre. En toutes lettres.

Charron M. (2021). De l’arbre à la mère. Spirale, 275, 105-109.

Cousineau-Levine, P. (2003). Faking Death. Canadian Art Photography and the Canadian imagination. McGill-Queen’s University Press.

Cristofovici, A. (2009). Touching Surfaces, Photographic Aesthetics, Temporality, Aging. Rodopi.

Cristofovici, A. (1996). Un frémissement de miroirs, la beauté inattendue. Les mondes photographiques de Geneviève Cadieux. Dans Leray, J. et Mills, A. (dirs.), Miroirs et Masques dans le monde anglo-saxon (p. 179-196). Presses universitaires de Caen.

De Mévius I., Bonin, V. et Han J. (2020) Geneviève Cadieux. Les Éditions de Mévius.

Daigneault, G. (2006). Geneviève Cadieux. Les paysages de la photographie. Forces, 146, 66-69

Fraser, M. et J. Bélisle. (2011). De la Voie lactée à la Voix lactée, Montréal-Paris. Société de transport de Montréal.

Francblin, C. (2001). Artiste du mois : Geneviève Cadieux. Beaux Arts Magazine, (209), 35.

Clément, E. (2021, 18 septembre). Dans l’atelier de… Geneviève Cadieux – Le plaisir dans les détails. La Presse.

Drouin-Brisebois, J. (2021). Geneviève Cadieux. L’humanité de Barcelone. Musée des beaux-arts du Canada.

Musée national des beaux-arts du Québec. (2010). Femmes artistes, l’éclatement des frontières, 1965-2000. Les publications du Québec.

Gagnon, M. (1990). « Ruptures dans le paysage de la photographie ». Dans Treize essais sur la photographie. Musée canadien de la photographie contemporaine.

Galerie René Blouin. (2024). Geneviève Cadieux.

Godmer, G. (1993). Geneviève Cadieux. Musée d’art contemporain de Montréal.

Hanna, M. (2003).  Confluence. Musée canadien de la photographie contemporaine.

Langford, M. Dispiriting Nature, The Work of Eldon Garnet and Geneviève Cadieux. Border Crossings, 76, 36-41

Mavrikakis, N. (2022, 19 mars). « Surrender »: à New York, le voyage symbolique de Geneviève Cadieux. Le Devoir.

Millner, L. (2020). Geneviève Cadieux, Vast Still Tender : Ghost Ranch. Ciel variable, (114), 62-69.

Musée des beaux-arts du Canada. (2021). Barcelone : conversation avec Geneviève Cadieux [capsule vidéo].

Musée national des beaux-arts du Québec et Laflamme, M. (2016). Une artiste, une œuvre : Geneviève Cadieux [capsule vidéo]. La Fabrique culturelle.

Newlands, A. (2000). Canadian Art from its Beginnings to 2000. Firefly Books.

Phelan, P. et Reckitt, H. (2001). Art and Feminism. Phaidon.

Poivert, M. (2002). La Photographie contemporaine. Flammarion.

Pontbriand, C. (1990). Genevieve Cadieux: Canada – XLIV Biennale di Venezia. Les Éditions Parachute.

Verdier, J.-E. (2008). À la croisée de l’art et de la médecine – L’absolu de l’art face à l’autorité de la médecine », Vie des arts, 52(213), 68-71.