Evergon ou l’allégorie de l’intime

Figure 1
Evergon (1946-), Crossing the Equator Going South Pacific Rim, 2009, Impressions numériques (5) à partir d’un négatif couleur, 127 x 101,6 cm, Collection de Jocelyne Aumont.

Figure 2
Evergon (1946-), Crossing the Equator Going South Pacific Rim, 2009, Impressions numériques (5) à partir d’un négatif couleur, 127 x 101,6 cm, Collection de Jocelyne Aumont.
Artiste phare tant au Québec qu’à l’international, Evergon (né Albert Jay Lunt) vit et travaille à Montréal depuis les années 2000. Il apporte une contribution audacieuse et très personnelle à l’art contemporain québécois sur le plan théorique et pratique, mais également d’un point de vue social et culturel. Artiste prolifique et novateur depuis les années 1970 et militant pour la diversité corporelle, identitaire, culturelle et sexuelle, sa fonction d’enseignant[01] lui permet de faire la promotion du travail d’artistes émergents de la communauté LGBTQIA+.
C’est à travers diverses identités – Egon Brut, Celluloso Evergonni, Eve R. Gonzales, Les Grincheux chromogènes[02] – que l’artiste fonde sa pratique artistique. Chacun de ses projets est construit sous la forme d’une autofiction autour de l’un ou l’autre de ces pseudonymes, lui permettant d’explorer des démarches différentes et d’œuvrer avec d’autres médias. Mais c’est principalement par la photographie de mise en scène qu’il s’illustre, en explorant notamment l’univers de la culture queer à travers des enjeux tels que le quotidien, l’amour, le désir, la sexualité, le vieillissement ou la mort. Il se place également contre les attitudes discriminatoires telles l’âgisme ou la grossophobie. Parce qu’il sort des clichés corporels typiques, le travail d’Evergon offre une voie pour l’altérité.
Avec Evergon, c’est l’éclatement des genres, des pratiques et des codes de la représentation. Son travail exploratoire très riche fait de lui un pionnier dans les pratiques alternatives et intermédiales de la photographie : la photocopie, le collage, la technique holographique, la photographie au Polaroid, etc. De plus, l’artiste use de références à l’histoire de l’art et à la mythologie classique pour jouer avec les conventions esthétiques et les codes sociaux et développer des récits à la manière d’allégories contemporaines. Il révèle un monde de fantasmes et de fantaisies qui puise dans les grands récits et la peinture baroque dans laquelle la nudité et la sexualité sont abordées de front.
Par exemple, au début des années 1980, Evergon innove en explorant le Polaroid grand format, permettant de réaliser des images de 101 x 203 cm. Il réalise la série Interlocking Polaroids dont les mises en scène font allusion aux peintures classiques européennes. La série Homo Baroque – Homo Rococo (par Celluloso Evergonni) s’inscrit pour sa part dans un courant de militantisme gai dans le contexte de la crise du sida aux États-Unis. La série Ramboys (par Egon Brut et Celluloso Evergoni) consiste en la fabrication d’une mythologie où de jeunes hommes sont rejetés en raison de leur identité queer. Ceux-ci portent un masque de bélier, symbole de la débauche masculine. Il s’agit d’œuvres homoérotiques à l’esthétique singulière et intimiste, célébrant qui appartient à la marge sociale, et qui s’écarte des idéaux de beauté. Margaret and I (par Evergon) est une autre série où l’artiste prend pour modèle sa mère octogénaire, qui accepte de poser nue. À travers des œuvres de grand format, il réalise des portraits très directs, sans théâtralité ni fioritures. Margaret se montre au grand jour avec ses cicatrices, ses pieds et ses mains déformées par l’arthrite. Cette corporalité franche et frontale se situe cette fois très loin d’une mythologie fantasque que l’on retrouve dans ses autres œuvres, mais aborde davantage la quotidienneté, la vieillesse et éventuellement la disparition du corps.
L’œuvre à l’étude (figs. 1 et 2) est un autoportrait où l’artiste se présente dans une mise en scène sobre qui tranche avec la pose lascive du personnage. Exhibant son physique corpulent, décomplexé et uniquement vêtu d’une culotte blanche et d’une jupe de paille cintrée de feuillage et de fleurs de plastique, Evergon arbore sa longue barbe blanche distinctive et un chapeau de marin blanc. Sur son ventre, on voit les traits dessinés d’une sirène aux longs cheveux roux et ondulés. Elle partage son nombril avec le sien et allonge sa queue de poisson le long de sa cuisse droite. Un œil averti repérera aussi le fil du déclencheur qui se fond dans l’ensemble. La frontalité de la pose et l’éloquence de sa gestuelle (il exécute quelques pas de danse) sont des stratégies employées pour forcer le spectateur à voir ce qui est à l’œuvre dans l’image. Evergon (re)joue un fantasme de jeunesse dans lequel il s’est fait tatouer un personnage sur le ventre qui aurait grandi avec lui, devenant de plus en plus imposant. L’approche intermédiale de l’œuvre – l’empreinte photographique (l’autoportrait) et l’empreinte incarnée (la sirène fantasmée) – est au cœur du récit de la série Crossing the Equator, Going South, Pacific Rim, une autofiction composée de cinq photographies qui s’inspire d’une initiation datant du XVe siècle, toujours pratiquée aujourd’hui : lorsque les navires traversaient l’équateur, les nouvelles recrues célébraient l’évènement en se travestissant. De là, dans son atelier, Evergon3 incarne à la fois le rôle d’un matelot envouté – voire possédé – par la sirène et celui d’une danseuse équatorienne. Il imagine ainsi les divers moments de ce rituel, contournant au passage les conventions liées au genre.
Principales collections
- Agnes Etherington Art Centre
- Carleton University Art Gallery
- Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia
- Musée d’art contemporain de Montréal
- Musée d’art de Joliette
- Musée des beaux-arts de Montréal
- Musée des beaux-arts du Canada
- Musée national des beaux-arts du Québec
- The Ottawa Art Gallery
- The Winnipeg Art Gallery
- Vancouver Art Gallery
01 Evergon enseigne notamment à l’Université Concordia jusqu’en 2019.
02 Les Grincheux chromogènes (ou Chromogenic Curmudgeon) est un duo formé des artistes Evergon et de Jean-Jacques Ringuette.
03 Le projet a été réalisé en collaboration avec l’artiste Ian Shatilla.
Bibliographie
Burant, J. (2022). Art et artistes d’Ottawa. Evergon. Institut de l’Art Canadian Institute.
Clément, É. (2022, 22 octobre). L’explorateur du désir. La Presse.
Clintberg, M., Dubois, A.-M., Dudek, Elliott, D., Hamilton, R., Lamarche, B. Milroy, S. et Morelli, D. (2022). Evergon : théâtre de l’intime. Musée national des beaux-arts du Québec.
Cormier, R-B. (1995). Compte-rendu de La confrérie des Ramboys/Evergon, Galerie Trois Points/Jocelyne Aumont, Montréal. Du 6 septembre au 30 septembre 1995. ETC, (32), 52-54.
Evergon. (2024, 22 novembre). Dans Wikipédia.
Hanna, M. (1988). Evergon, 1971-1987. Musée canadien de la photographie contemporaine.
Laframboise, A. (2002). Le miroir d’Evergon. CV Photo, (58), 9-11.
Mirandette, M.-C. (2023). Fictionnaliser l’intime pour exister à soi et au monde : Evergon. Vie des arts (270), 84-87.
Morelli, D. (2023). Ainsi parlait Evergon. Spirale. (282), 52-65.
Musée national des beaux-arts du Québec (2024). Evergon, Théâtres de l’intime. MNBAQ.
Ralickas, E. et Choinière, F. (2011). Evergon. Dazibao et Vu.
Russell, B. (2015). Evergon. L’encyclopédie canadienne.
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