Ernest Cormier (et ses complices)

Période

 

À la mémoire d’Esther Trépanier (1951-2024)

 

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, on assiste au Québec à la formation de l’un des premiers groupes de créateurs d’avant-garde. Annonciatrice de modernité dans de nombreux domaines, une part importante de l’intelligentsia canadienne-française montréalaise formée d’une société aisée de peintres, sculpteurs, compositeurs, littéraires, architectes, ingénieurs et scientifiques, se regroupe autour d’une revue polémique axée sur l’art et intitulée Le Nigog. La charge et la profondeur de la réflexion sur l’esthétique y sont telles que l’on pourrait dire de celle-ci qu’elle fait office de manifeste pour le groupe. C’est donc autour de son éditeur, le photographe théoricien et dilettante Fernand Préfontaine (1888-1949), que graviteront plus spécifiquement les frères Adrien (1890-1967) et Henri Hébert (1884-1950) tous deux artistes, l’architecte Ernest Cormier (1885-1980) et les sœurs Cécile (1903-1983) et Clorinthe Perron (1900-1984) égéries du groupe.

Rapidement, dans la période couvrant les Années folles et les premières années de la Grande Dépression, les ateliers des principaux représentants de ce groupe s’imposent comme des carrefours d’influence conviviaux et vivants où ont lieu mondanités, mascarades et activités créatives. Et alors que la photographie et le cinéma leur deviennent accessibles, ces « nouveaux médias » soudent le groupe qui se retrouve souvent aux studios d’Ernest Cormier et d’Henri Hébert pour découvrir et pratiquer ensemble les médias argentiques avec fascination, amusement et curiosité.

Ernest Cormier, dont nous prenons ici la photographie pour exemple, est l’un des architectes québécois les plus marquants du XXe siècle. Issu d’une famille aisée, il développe très tôt des aptitudes de dessinateur. Après des études en génie civil à l’école Polytechnique de Montréal, il se rend à Paris pour se former à l’École des Beaux-Arts de Paris où il acquiert une solide formation classique. Il passe ensuite quelques années à l’Académie de Rome pour perfectionner sa technique à l’aquarelle et expose à Paris avant de revenir au Canada en 1918.

De retour à Montréal, Cormier fonde son cabinet d’architecte-ingénieur et réalise de nombreux édifices civils, scolaires et religieux qui façonnent le paysage urbain de la métropole. Parmi ses œuvres majeures, on retrouve l’École des beaux-arts de Montréal, l’annexe du palais de justice, la reconstruction de l’hôtel de ville, le pavillon principal et différents bâtiments qui composent le campus de l’Université de Montréal, la Cour suprême du Canada et les portes d’entrée de l’ONU à New York. Il laisse également sa marque sur l’architecture religieuse avec les églises Sainte-Marguerite-Marie et Saint-Ambroise.

Son propre studio sur la rue Saint-Urbain, avec sa forme singulière et sa grande verrière, témoigne de son approche avant-gardiste. Sa résidence au 1418 de l’avenue des Pins, un exemple d’Art déco intégré à l’environnement, reflète son succès professionnel. Reconnu pour son modernisme et sa maîtrise d’une multitude de pratiques artistiques, Cormier enseigne dans diverses institutions et reçoit de nombreux prix. Il cesse ses activités en 1973 et décède en 1980, laissant une empreinte indélébile sur l’architecture montréalaise du XXe siècle.

Ces trois photographies illustrent bien les dynamiques qui prévalent au sein du groupe. Avec Clorinthe et Cécile comme motifs récurrents, chacun des photographes pose son regard nourri de ses propres préoccupations. L’image de Cormier (fig. 1) est peut-être l’une des plus énigmatiques de son importante production photographique comprenant plusieurs centaines d’images, à ce jour presque totalement inédites et jamais étudiées. Son image nous plonge au cœur même du rapport créatif, intime et secret qu’il entretient avec son amoureuse Clorinthe qui ne deviendra sa femme que 50 ans après cette scène. Elle apparaît, presque entièrement nue et telle une Alice moderne ou un Gulliver féminin, insérée dans la maquette que l’architecte réalise pour le projet d’annexe du palais de justice de Montréal. Géante entre les colonnades – vu l’échelle du palais miniature – elle dépose du regard et du bout des doigts un personnage modelé de glaise fraîche et exprime un sourire à peine esquissé.

Alors que chez Henri Hébert, la photographie sert le plus souvent à croquer une pose ou une attitude de son modèle en vue d’en faire la transcription sculpturale (fig. 2), la photographie de Fernand Préfontaine est plutôt issue d’un jeu vaudevillesque et de situations complexes et le plus souvent humoristiques. Dans une image proposant une subtile charge érotique (fig. 3), le modèle regarde fixement un appareil photographique appartenant à Henri Hébert dans une attitude rappelant les memento mori et vanitas. Ce dernier est lui-même penché en arrière-plan et semble chercher à se rafraichir dans une rivière en fond de scène. Se regarde-t-il tel un Narcisse dans l’onde ? L’image montre Cécile à gauche, intriguée par Henri Hébert qu’elle regarde, amusée, et nous invite à croiser notre regard au sien. Chacun des protagonistes semble donc captif d’un jeu de regards et d’interactions et dont le photographe de la scène est partie prenante. Avant de quitter l’image, on regarde une dernière fois Clorinthe qui, comme une énigme, semble interroger l’appareil photo comme nous-mêmes, interrogeons l’image. L’effet est puissant, surprenant et ne manque pas de nous faire sourire. Un peu comme sur la précédente image de Cormier, on remarque un bas de dentelle à demi déroulé tout près du genou, motif fortement associé à l’érotisme au XVIIe siècle et ici réactualisé tant dans cette image que dans celle de Préfontaine.

On notera finalement que bien que les images de Cormier, Hébert et Préfontaine ont parfois été exposées au sein de clubs et de salons photographiques, celles présentant des nus ou des scènes à caractère érotique sont demeurées largement confidentielles du vivant de leurs auteurs.

Principales collections

  • Centre canadien d’architecture
  • Musée national des beaux-arts du Québec

 

Sébastien Hudon

Bibliographie

Brooke, J. M. (2000). Henri Hébert, 1884-1950 : Un sculpteur moderne. Musée du Québec.

Hudon, S. (2022). Enquête sur les films retrouvés de l’entourage d’Ernest Cormier. Relations intermédiatiques entre cinéma, photographie et beaux-arts. Nouvelles Vues, 21

L’Allier, P. et Trépanier, E. (1993). Adrien Hébert, Musée du Québec.

Préfontaine, F. (1926, 24 avril). À propos d’une exposition de photographies. La Patrie, 31.