David Miller : encadrer le patrimoine

David Miller (1949-), Vue des façades ouest et nord de l’élévateur à grains no 2 (aujourd’hui démoli) montrant les voies ferrées au premier plan et l’entrepôt frigorifique à l’arrière-plan, port de Montréal, Québec, septembre 1976, 1976, Épreuve argentique à la gélatine, 25,2 x 20,2 cm, PH1979:0028, Collection Centre Canadien d’Architecture, © David Miller.
La ville de Montréal est parfois une cacophonie de styles architecturaux, anciens et nouveaux. En fait, cette variété est le fruit d’une volonté citoyenne de préservation dans laquelle les photographes ont joué un rôle majeur, ralentissant la destruction de plusieurs secteurs de la ville, en proie à une vague de modernisation radicale après la Seconde Guerre mondiale. Emblématique de ce bras de fer entre résidents, administration municipale et promoteurs immobiliers, le quartier Milton-Parc fut le site d’une prise de contrôle du développement urbain. Malgré la destruction de plusieurs résidences sur l’avenue du Parc pour y construire de tours à logements, les habitations des rues adjacentes ont échappé aux pelles mécaniques grâce à une mobilisation menée par Héritage Montréal, le Centre Canadien d’Architecture (CCA) et le travail de David Miller et de Clara Gutsche.
Né à Warren, en Ohio, Miller photographie dans les années 1960 plusieurs manifestations contre la guerre du Vietnam, et constate la violence dont son gouvernement est capable pour supprimer les dissensions. Il arrive au Canada en 1967 pour étudier les sciences à l’Université McGill. Depuis le début des années 1960, les désaccords sur les revendications du Québec au sein de la Confédération canadienne se constatent autant dans l’arène politique que dans la rue. Une variété d’organisations se réclament du discours nationaliste, dont certaines plus radicales comme le Front de libération du Québec (FLQ). Opérant de manière décentralisée en « cellules », le FLQ est au cœur de la crise d’octobre 1970. Avec Clara Gutsche, qui vient d’arriver au pays, Miller photographie l’occupation de Montréal par l’armée canadienne suivant l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre en réponse aux enlèvements des politiciens James Cross et Pierre Laporte par le FLQ. Ils constituent un collectif qu’ils nomment Photocell, par solidarité avec tous ceux opposés à la présence militaire[01].
Peu après, Photocell est aux premières loges de la contestation citoyenne des habitants du quartier Milton-Parc. Alors que Gutsche photographie surtout les intérieurs, montrant les gens dans leur environnement ainsi que l’organisation de la mobilisation contre le promoteur immobilier, Miller se concentre sur le patrimoine bâti, afin d’en saisir non seulement l’apparence, mais également son insertion dans le tissu social. Il travaille avec plusieurs formats, selon le sujet : en 35 mm lors des manifestations, en moyen format 6 x 6 cm pour documenter la vie urbaine, et avec une chambre photographique 4 x 5 pouces pour l’architecture et le paysage. Ces dernières images sont riches en détails et soigneusement composées. Plutôt que de s’attarder à la seule façade des maisons, elles montrent également comment l’éclairage, la météo ou la végétation encadrent les bâtiments. Publiées dans “You don’t know what you’ve got ‘til it’s gone[02]” The Destruction of Milton-Park (1973), les photos de Miller et de Gutsche sont signées du seul nom du collectif. Elles sont diffusées dans les journaux ainsi que par le biais d’expositions au Musée McCord et aux Galeries de photographie du Centaur. Bien qu’une partie du quartier est finalement détruite pour construire les tours La Cité, une autre partie est préservée et transformée en coopératives d’habitation, modèle novateur de propriété immobilière.
L’économie de Montréal évolue rapidement dans les années 1970, et l’industrie qui l’a fait grandir y perd rapidement sa place, laissant d’immenses zones comme les usines Angus ou le port ou le canal Lachine vulnérables face à la destruction. Miller entreprend un travail plus systématique de photographie du patrimoine industriel urbain, tout en enseignant la photographie au Collège Champlain de Saint-Lambert. Il produit un grand nombre d’images à la chambre de bâtiments industriels, comme le silo no 2 du port de Montréal (aujourd’hui le Vieux-Port). Le projet s’inscrit dans le processus de conversion post-industrielle du secteur du canal de Lachine, devenu un lieu historique national. Miller travaille à la chambre photographique grand format (8 x 10 pouces), de laquelle résultent des épreuves d’une grande précision et d’une délicatesse de tons. Dès la fin du XIXe siècle, le grain produit dans les prairies canadiennes était transporté en train jusqu’à Montréal, puis trié et stocké dans une série de silos, avant d’être exporté par bateau. Ce premier port céréalier au monde constituait le cœur des activités économiques du Canada, jusqu’à son inévitable déclin amorcé par l’ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent en 1952, permettant aux navires de contourner Montréal, à la faveur de Toronto. La photo de Miller montre le rôle du silo comme espace transitoire, flanqué par les rails et le fleuve. De plus, la correction de perspective que permet la chambre photographique rend claire la géométrie rigoureuse de l’édifice, que remarqueront tant l’architecte Le Corbusier que le peintre Adrien Hébert[03]. Emblème de la modernisation, le silo est au crépuscule de son utilité. Solitaire, une ombre s’avance en sa direction.
David Miller analyse la ville comme un organisme plutôt qu’un décor. Il sait par exemple rendre l’aspect imposant des banques et leurs spectaculaires intérieurs de pierre, mais il produira avec la même netteté et le même poli sur des épreuves richement imprimées des images de stationnements et de chantiers de construction qui empestent la ville. Montrant d’une manière sardonique que la création de la richesse et la destruction de l’environnement vont de pair, il accorde aux éléments du décor montréalais un même droit de cité.
Principales collections
- Centre canadien d’architecture
- Musée des beaux-arts du Canada
- Musée des beaux-arts de Montréal
- Museum of Fine Arts, Houston
- Winnipeg Art Gallery
01 Gutsche, C. (2021). Is the Artist an Unreliable Archivist ? Dans Langford, M. et Sloan, J. (dir.). Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-industrial City (p. 111-130). McGill-Queen’s University Press.
02 Le titre est inspiré de la chanson du même nom de la canadienne Joni Mitchell.
03 La peinture d’Adrien Hébert, Le Port de Montréal (MNBAQ 1975.289), montre l’édifice en arrière-plan. Il est incorrectement identifié comme étant aux États-Unis dans Le Corbusier. (1923). Vers une architecture. Éditions Crès.
Bibliographie
Le Corbusier. (1923). Vers une architecture. Éditions Crès.
Gutsche, C. (2021). Is the Artist an Unreliable Archivist? Dans M. Langford et J. Sloan (dir.), Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-industrial City (p. 111-130). McGill-Queen’s University Press.
Lessard, M. (dir.). (1995). Montréal au XXe siècle : regards de photographes. Éditions de L’Homme.
Photocell. (1973). “You don’t know what you’ve got ’til it’s gone.” The Destruction of Milton-Park. Les galeries de photographie du Centaur.
Regards sur un paysage industriel : le canal de Lachine. (1992). Centre Canadien d’Architecture.
Tweedie, K. (1982). Interview avec David Miller: Introduction, Partie 1, Partie 2, Partie 3.
Le Corbusier. (1923). Vers une architecture. Éditions Crès.
Gutsche, C. (2021). Is the Artist an Unreliable Archivist? Dans M. Langford et J. Sloan (dir.), Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-industrial City (p. 111-130). McGill-Queen’s University Press.
Lessard, M. (dir.). (1995). Montréal au XXe siècle : regards de photographes. Éditions de L’Homme.
Photocell. (1973). “You don’t know what you’ve got ’til it’s gone.” The Destruction of Milton-Park. Les galeries de photographie du Centaur.
Regards sur un paysage industriel : le canal de Lachine. (1992). Centre Canadien d’Architecture.
Tweedie, K. (1982). Interview avec David Miller: Introduction, Partie 1, Partie 2, Partie 3.