Bertrand Carrière : construire des récits de soi

Depuis plus d’une quarantaine d’années, Bertrand Carrière a tissé une œuvre prolifique aux nombreuses ramifications. Ses études en communications graphiques au cégep l’ont mené vers une maîtrise en communications de l’Université du Québec à Montréal. Sa trajectoire de création a commencé par la voie du documentaire social dans les années 1970 et par le métier de photographe de plateau. Pour lui, le cinéma peut aussi être un objet photographique, ce qui explique son passage d’un métier à l’autre. L’utilisation de la caméra cinématographique pour faire des photographies fait d’ailleurs partie de sa démarche; une façon d’en détourner l’usage et d’explorer le temps de prise de vue et les rapports entre fixité et mouvement.

Il enchaînera installation photo, art public, publication de livres et travail de proximité entre photo et cinéma. Cumulant des résidences de production au Québec comme en Écosse, à Londres ou en France, ses fréquents voyages seront des facteurs déterminants dans la construction de son œuvre. En 2005, il reçoit le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec pour la Montérégie et, en 2018, le prix Reconnaissance Desjardins du Conseil des arts de Longueuil. Bertrand Carrière a enseigné la photographie au cégep pendant plus de 25 ans, où sa passion et son profond engagement pour la profession ont contribué à former une génération de photographes accomplis. 

L’histoire, la mémoire, le voyage, le récit et la déambulation ont donné matière et force à une œuvre sensible qui se conçoit comme un inventaire d’une histoire personnelle, voire autobiographique. Les captations vagabondes et impulsives du photographe sont guidées par un souci marquant pour les traces laissées par le temps, pour les moments fugitifs, pour la découverte et pour l’imprévu. 

Deux axes complémentaires caractérisent sa production : l’un, dans une optique documentaire, fait appel à la mémoire des lieux marqués par l’Histoire; l’autre, plus intimiste, infiltre le quotidien du photographe : cercle familial, relations amicales, paysages arpentés, tant ceux de proximité que ceux repérés au gré de ses errances. Dans les deux cas, la temporalité est liée à la mémoire, mais elle doit aussi être considérée sous l’angle de l’accumulation. À cet égard, sa collecte vertigineuse d’images se décline à la fois dans des séries photographiques et dans des livres.  

Ce processus de travail, où fusionnent moments intimes et autres événements imprévus dans une sorte de fondu enchaîné, est un des facteurs déterminants dans la spécificité et la reconnaissance de l’œuvre de Carrière. Bien que chacune des séries photographiques et chacun de ses livres soient autonomes, ils se nourrissent l’un l’autre, le livre photo étant un maillon important dans la chaîne des évènements que raconte le photographe de manière poétique, énigmatique et non linéaire.

Dans la lignée de ses projets sur la famille, la série Signes de jour traduit une période sombre de l’artiste, marquée par le deuil de son père et d’un ami proche. Ce sera aux éléments de la nature d’incarner le chagrin provoqué par ces décès et de servir de guide vers la lumière. Comme à son habitude, Carrière met habilement à profit le langage formel et métaphorique de la photographie pour étayer son propos. Dans Cloé et Bélà, Saint-Jacques-de-Leeds, Qc (fig. 1), on suit les pas de sa fille accompagnée de son chien sur un sentier rocailleux au milieu d’un boisé. Le cadrage serré des éléments, les plans rapprochés, l’usage du noir et blanc et le format carré de l’œuvre contribuent à entretenir une intimité entre la personne qui regarde et la scène représentée. Le calme qu’insuffle la forêt fait écho à cette intimité, de même que le caractère enveloppant et réconfortant de certains signes visuels tels que l’étoffe que revêt la jeune fille et la figure rassurante de l’animal de compagnie.

À ce vocabulaire formel s’ajoutent les sensations provoquées par la lumière sur les choses, que traque sans cesse le photographe derrière son viseur. Ici, appuyés par le noir et blanc du cliché, les clairs-obscurs sont omniprésents et contribuent à l’atmosphère feutrée de l’ensemble. Outre l’effet de contraste sur le sol créé par le pétillement des cailloux, c’est sur une ligne de force semi-courbe traversant littéralement le centre de la composition que les clairs-obscurs sont le plus discernables. En remontant vers le haut à partir du coin gauche de l’image se succèdent le ton ébène du chien campé au premier plan, la couverture blanche qui drape la jeune fille au plan intermédiaire, et l’éclairage d’arrière-plan qui peine à filtrer entre les arbres d’un noir profond. Ce tracé est évocateur à maints égards. Le mouvement du personnage en déplacement, qui tranche avec l’immobilité du paysage, traduit un cheminement vers une éclaircie qui tend à percer l’horizon. D’un plan à un autre, de l’ombre à lumière, du statisme au mouvement, Carrière passe du souvenir au devenir, habité par l’épreuve de la perte. La marche dans la nature est à cet égard un appel au recueillement, un parcours physique et psychique vers un renouveau. Point fort dans l’image, la jeune fille nous sert ici de guide. 

On l’a dit, la construction de récits chez Bertrand Carrière passe par la présence sensible de soi (fig. 2). Dans Cloé et Bélà, Saint-Jacques-de-Leeds, Qc, la tête du chien tournée affectueusement vers le photographe s’avise de nous le rappeler. 

Principales collections

  • Bibliothèque Nationale de Paris, France
  • Centre canadien d’architecture
  • Cinémathèque Québécoise
  • Encontros da Imagem, Braga, Portugal
  • Houston Museum of Fine Arts, États-Unis
  • Hôpital Maisonneuve-Rosemont
  • Les Jardins de Métis 
  • Musée des beaux-arts du Canada
  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Pôle Image de Haute-Normandie, France

 

Mona Hakim

Bibliographie

Site Web de l’artiste

Carrière, B. et Langford, M. (2002) Signes de jour, Bertrand Carrière, Les 400 coups.

Carrière, B., Mouchel, D., Paré, A.-L. et Richard, B. (2006). Dieppe. Paysages et installations. Les 400 coups.

Carrière, B., d’Autreppe, E. et Hakim, M. (2015). Le Capteur. Éditions du Renard. 

Carrière, B., Enright, R., Hakim, M. et Rannou, P. (2020). Bertrand Carrière : Solstice. Plein sud et Galerie d’art Antoine-Sirois.

Carrière, B. (2023). Une poignée d’étoiles. Loco.

Carrière, B., Lafleur, G. et Daudelin, R. (2025). Tout ceci est impossible. Somme toute / Cinémathèque québécoise.

Tousignant, Z. (2025). Battre le pavé : La photo de rue à Montréal [catalogue]. Musée McCord Stewart.