Anne Kew et le pouvoir attractif des images

Anne Kew (1909-2004), Enfants tirant une chaloupe sur la plage, Gaspé, Québec, 1953, Épreuve argentique, 20,32 x 25,4 cm, Don d’Anne Kew, M200.77.2.13.1.30, Musée McCord Stewart.
Au début du XXe siècle, le souffle de l’industrialisation et de l’urbanisation transforme aussi bien le territoire du Québec que la société qui l’habite. Les pâtes et papiers, l’hydroélectricité et les mines s’installent dans les régions, tandis que les villes favorisent l’exploitation des manufactures. La population, curieuse, découvre le monde à travers les magazines illustrés dont les tirages croissent jusqu’en 1960. Plusieurs des photographies publiées mettent de l’avant les paysages ruraux et la préservation des valeurs traditionnelles. Cette imagerie promeut la colonisation des différentes régions, la religion catholique et le tourisme. Qui plus est, le réseau routier se développe au Québec, et le nombre de voitures passe de quelques centaines, au début du siècle, à plus de 200 000 en 1930.
La photographe Anne Kew (son nom de naissance est Annie Pohorecki), née à Winnipeg de parents d’origine ukrainienne[01], s’installe à Montréal peu après son mariage qui a lieu en 1933. En plus du studio qu’elle opère, elle couvre différents événements pour des magazines comme L’Hôtellerie, National Newspaper of Skiing, Popular Horseman et The Montrealer Magazine. Elle est aussi la photographe officielle de la visite royale de la princesse Élisabeth et du duc d’Édimbourg en 1951. Contrairement à la pratique du portrait en studio, dans ces situations, les personnes représentées sont croquées sur le vif et font mine d’ignorer la présence de la photographe. Le réalisme des scènes permet à la personne qui les regarde d’y prendre part comme si elle y était.
Des mandats en photographie promotionnelle sont également confiés à Anne Kew, comme celui dont cette image est tirée. Il s’agit d’une commande, par l’Office de publicité de la province de Québec, d’une série de cent images mettant de l’avant les attraits bucoliques de la Gaspésie. En 1929, cette région est l’une des premières au Québec à se doter d’un réseau routier et elle devient la destination numéro un pour le tourisme québécois. Quarante-quatre des photographies réalisées par Kew servent à illustrer la brochure touristique Gaspé, Québec’s Historic Land of Charm publiée en 1952[02].
Deux enfants travaillent sur le bord du fleuve Saint-Laurent, à Cap-des-Rosiers[03], où sont ancrés plusieurs bateaux de pêche. Ces enfants font vraisemblablement tourner un cabestan afin de hisser un bateau sur la grève[04]. Contrairement aux photographies d’enfants réalisées par Lewis Hine ou Dorothea Lange, sensiblement à la même époque, les photographies de Kew ne mettent pas de l’avant les dommages du capitalisme et de l’urbanisation, mais plutôt des activités traditionnelles, voire des survivances culturelles perpétuées par des enfants[05]. La composition est minutieusement réalisée par Kew qui positionne l’action au centre du cadre. C’est d’abord l’enfant situé dans la partie gauche de l’avant-plan, sur la ligne des tiers, qui attire l’œil. Les teintes de ses vêtements et celles de l’arrière-plan sont parfaitement inversées, créant un effet de contraste qui souligne encore davantage sa présence. La ligne de sa taille, qui tombe pile sur la ligne qui sépare l’eau de la plage, participe à l’équilibre et à l’harmonie de cette composition. Une ligne diagonale formée par le rondin que poussent les enfants facilite le parcours de l’œil jusqu’aux bateaux situés au large, puis vers l’horizon, apparaissant lui aussi sur la ligne des tiers.
Pour réaliser cette photographie, Anne Kew a fort probablement fait usage de la mise en place, une méthode employée en cinéma et en photographie documentaire. Celle-ci consiste à demander aux personnes d’exécuter des actions qui leur sont familières pour la caméra. Les motivations sont variées, allant de l’esthétisme de l’image à l’intelligibilité de l’histoire qui est racontée. Les archives de cette série démontrent que Kew n’hésite pas à demander aux gens de se déplacer ou de refaire une action pour le bien de l’image. Cette aisance pour la direction des modèles découle sans doute de son expérience acquise en studio.
Comme on peut s’y attendre en consultant une brochure touristique, Kew construit une représentation sélective, simplifiée et attractive de la Gaspésie à travers sa nature intacte, ses paysages figés dans le temps, ses hommes affairés au travail manuel réalisé la plupart du temps au grand soleil et ses femmes qui effectuent du travail domestique, figées dans le rôle traditionnel féminin. Elle choisit de ne pas montrer ce qui pourrait interférer avec cette représentation, comme l’industrialisation de la pêche qui s’opère au même moment ou les aspects moins reluisants de cette ruralité[06] qui pourraient choquer au lieu d’attirer. C’est une expérience romantique de l’antimodernisme qui est proposée au lectorat. Cette perspective rappelle celle de l’abbé Maurice Proulx dans le film En pays pittoresque (1938) tourné en Gaspésie pour en stimuler la colonisation. Elle rappelle également la série de la photojournaliste américaine Lida Moser réalisée en 1950 au Québec, dépeignant à la fois l’urbanisation de la province et la ruralité de certaines régions, comme la Gaspésie.
Anne Kew ne bénéficie pas de la même notoriété que Lida Moser, mais sa contribution généreuse à la construction de l’image touristique gaspésienne est sans équivoque. Ses photographies sont précieuses, notamment parce qu’elles témoignent de la vie dans le village de Cap-des-Rosiers avant sa fermeture en 1970. Au total, 225 familles des environs seront expropriées d’une manière controversée pour faire place au parc Forillon, le premier parc national fédéral au Québec. Si, d’une part, les autorités y voient une opportunité importante pour l’accroissement de l’achalandage touristique, elles considèrent, d’autre part, la présence des Gaspésiens et des Gaspésiennes nuisible à l’intégrité écologique de la Gaspésie.
Près d’une dizaine d’années après avoir sillonné les routes de la Gaspésie, Kew se rend dans l’actuelle réserve faunique La Vérendrye pour y photographier les installations de chasse et de pêche de l’entreprise O’Connell Lodge ainsi que la nature environnante, incluant des ours. La photographe aventureuse n’hésite pas à accepter des mandats qui lui font vivre de nouvelles expériences, comme la photographie aérienne : elle sort des sentiers battus au grand plaisir de ceux et celles qui voyagent à leur tour en découvrant ses images.
Principales collections
- Musée McCord Stewart
01 Bien que la littérature mette de l’avant la nationalité polonaise de Wesyl Pohorecki et de Domicella Hnatchuk, le père et la mère d’Anne Kew, le recensement canadien de 1931 indique que l’origine de la famille serait ukrainienne, comme leur langue maternelle. Leur arrivée au Canada en 1902 (le père) et en 1907 (la mère) s’inscrit dans la vague d’immigration ukrainienne se déroulant entre 1891 et 1914. À ce sujet, lire l’article de Frances A. Swyripa (2022).
02 Précédemment, la Gaspésie en tant que destination touristique est mise de l’avant à l’international dans les magazines Vogue du 15 mai 1951 (photographies par Lida Moser) et du 1er juillet 1937 (photographies par Paul Strand).
03 Le nom de l’emplacement est imprimé sur le tirage d’une variation de cette image collectionnée au Musée McCord Stewart.
04 Un cabestan est un treuil à axe vertical dont le mouvement sert à enrouler et à dérouler un câble ou une corde afin de tirer de lourdes charges. L’outil et son utilisation ont été identifiés par les équipes du Musée de la Gaspésie et du Site historique national de Paspébiac
05 Jacinthe Archambault développe davantage, dans sa thèse de doctorat (2017), cette comparaison des contextes de réalisation de ces représentations d’enfants et les réactions qu’elles suscitent.
06 À ce propos, le photographe Michel Lambeth réalise, en 1965, des représentations de la Gaspésie qui ont pour effet de choquer la population. Ses images controversées rendent visible les effets de la pauvreté sur les enfants.
Bibliographie
Archambault, J. (2017). Tourisme, consommation et représentations identitaires de la péninsule gaspésienne (1929-1966) [thèse de doctorat], Université du Québec à Montréal.
Bibliothèque et Archives Canada. (2024). Seventh Census of Canada, 1931; Numéro de dossier: T-27326; Lieu du recensement: Winnipeg North, Manitoba, Canada; Numéro de page: 27. Ancestry.
Blanc, G. (2015). Harmonie, écologie et nationalisme : la mise en parc de Forillon (1970-2012). Revue d’histoire de l’Amérique française, 68(3-4), 375–401.
Bouchard, A.-M. (2015). Le Québec de la photojournaliste américaine Lida Moser. Musée national des beaux-arts du Québec.
Bureau, L. (2004). Sous l’œil de la photographe: Portraits de femmes, 1898-2003 / In the Eye of Women Photographers: Portraits of Women, 1898-2003. Centre d’exposition de Val-d’Or.
Canada. (1951, 15 mai). Vogue, 70-75.
Gaspe—Half-way to France. (1937, 1er juillet). Vogue, 38-39.
Georges, K. (2005). Compte rendu de « Dispositifs du regard ». Vie des arts, 50(201), 71–72.
Jardins de Métis. (2019). Le tour de la Gaspésie – L’histoire épique d’un voyage sur la route. Musées numériques Canada.
Musée McCord Stewart. (2024). Fonds Anne Kew (P638).
Musée des beaux-arts du Canada. (2024). Recherche dans la collection [Michel Lambeth].
Proulx, M. (réalisateur). (1938-1939). En pays pittoresque [documentaire]. BAnQ numérique.
Quebec Publicity Department. (1952). Gaspé: Québec’s Historic Land of Charm.
Swyripa, F. (2022). Communauté ukrainienne au Canada. Dans l’Encyclopédie Canadienne.
Tremblay, A. (2012). L’avènement de l’automobile au Québec : une petite Révolution tranquille au tournant du XXe siècle. Cap-aux-Diamants, (111), 17–21.
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