Albert Dumouchel, la photographie et le renouveau de l’imprimé

Période

Le début du XXe siècle voit s’accélérer le développement des moyens mécanisés de reproduction de l’image et du texte. La modernisation et l’industrialisation de l’imprimerie entraînent une révolution dans la facilité et la vitesse avec laquelle des journaux et magazines bon marché emploient la typographie et l’image photographique. La presse et les quotidiens s’illustrent alors sans le recours à la gravure artisanale, abandonnée petit à petit. La publicité y installe une boucle de rétroaction complexe entre typographie et photographie. Leur synergie provoque un bouleversement de la mise en page, jusqu’alors limitée à une simple grille offrant peu de liberté aux créateurs et aux créatrices. Tandis que la composition des imprimés se transforme et s’enrichit des dernières modes et courants artistiques, on assiste à la naissance des formations en « arts publicitaires » ou « arts graphiques », soit les métiers d’illustrateur ou d’illustratrice, et de graphiste.

Mieux connu comme « père de la gravure contemporaine au Québec », Albert Dumouchel illustre bien la relation entre les arts graphiques et la photographie au cœur de la modernité artistique du Montréal des années 1940 à 1960. On comprend aujourd’hui que c’est son enseignement et celui du typographe Arthur Gladu – tous deux nourris d’une pratique dynamique et informée – qui firent de l’Institut des arts graphiques[01] un haut lieu de la création d’avant-garde dans la métropole. Signataire du manifeste Prisme d’yeux avec d’autres Montréalais dont Alfred Pellan et Gordon Webber, Dumouchel a laissé une marque capitale dans le vaste domaine des œuvres sur papier.

Son travail photographique, longtemps négligé au profit de son apport fondamental à l’estampe, est considérable et comprend une grande quantité de pièces aux accents intimistes spécialement inspirés des pratiques européennes de son temps. On pense immédiatement à la photographie dite « humaniste[02] » comme celle de Henri Cartier-Bresson ou de Robert Doisneau.  Cependant, un certain nombre d’œuvres expérimentales de Dumouchel vise plutôt l’exploration des différentes formes d’estampes à base de photographies, du cliché-verre (impression photographique depuis un transparent altéré mécaniquement ou peint), des photogrammes, et plus spécialement ici, du photocollage incluant la typographie.

Pour créer cette scène inspirée de la crucifixion de Jésus-Christ, Dumouchel a découpé plusieurs imprimés de sources profanes, qui sont ainsi subvertis et réinvestis d’un sens nouveau. Au centre de la composition, on décèle une croix dont la travée principale est faite d’un pneu d’automobile. À chaque extrémité sont disposés des clous, et au centre, un œil symbolise le Dieu chrétien qui observe l’humanité. Juste en dessous de l’œil, une rangée de cols de religieuses avec leur crucifix semble faire référence à l’omniprésence de l’Église dans la société québécoise. Le pilier principal de la croix est flanqué à gauche de vues au microscope d’œufs d’amphibiens, suggérant le mystère de l’émergence de la vie, tandis qu’un ange survole la scène. À droite, une foule affichant un air incrédule semble s’interroger sur les mystères de la foi, alors qu’à plusieurs endroits apparait un paysage dévasté pouvant évoquer la Seconde Guerre mondiale qui s’achève à peine. « Et Dieu » y lit-on, alors que le Christ lui-même est absent du crucifix et suggéré uniquement par la tache rouge (le Sacré-Cœur) duquel s’échappent de symboliques volutes blanches qui se répandent sur toute la surface du collage comme pour illustrer l’immatérialité du Saint-Esprit ou l’amour que le Christ porte envers l’humanité. Les sens multiples dans l’œuvre n’ont d’égal que les nombreuses sources imprimées qui s’y retrouvent. Ensemble, elles forment une étrange allégorie qui émerge d’une rencontre inopinée.

La presse et les magazines font partie de la vie quotidienne, éphémère. Leur papier léger, de mauvaise qualité, devient un objet plastique où se rencontrent des esthétiques contraires, mais qui trahissent malgré tout leur origine. Au regard des questions existentielles et des valeurs chrétiennes, s’agit-il ici d’une défense ou d’une critique? La « poétique » visuelle ambiguë qui nait de l’entrechoquement des images, c’est aussi l’essence même du mouvement Dada et du surréalisme qui lui succédera – références chères à Dumouchel. À la manière d’un spicilège (ou « scrap book »), Dumouchel recycle les médias de masse dans un rébus nouveau genre, à la recherche d’une forme d’expression inédite pour l’époque moderne.

Principales collections

  • Musée national des beaux-arts du Québec
  • Musée d’art de Joliette
  • Collection Hydro-Québec
  • Université du Québec à Montréal

 

Sébastien Hudon

01 L’Institut fut intégré en 1970 au Collège Ahuntsic.

02 Par exemple, cette photographie prise dans un tramway montréalais en marche.

Bibliographie

Dumouchel, J. (1988). Albert Dumouchel, maître graveur. Marcel Broquet.

Robert, G. (1971). Albert Dumouchel ou La poétique de la main. Presses de l’Université du Québec.