Charles Dion, photographie et technologie

Charles Dion (1828-1918), Place d’Armes, 1er septembre 1858, Épreuve stéréoscopique sur support cartonné, 64 x 131 mm (épreuve), 86 x 172 mm (support), Bibliothèque et Archives Canada / 3576882.
Êtes-vous capable d’imaginer les bruits excités des passants alors que Montréal s’apprête à tenir une grande fête de nuit pour célébrer… la première fois qu’une intelligence artificielle a parlé à une autre intelligence artificielle ? Probablement pas, ce qui rend cette photographie particulièrement captivante. Place d’Armes a été prise vers le 1er septembre 1858. La scène qui nous est proposée semble banale. Il faut regarder au-delà de la rue presque vide et des silhouettes floues qui occupent les trottoirs pour comprendre ce qui a fasciné le photographe.
Le haut de la grille du square est décoré d’une guirlande. À l’entrée de celui-ci, une arche temporaire est installée. À gauche, le panneau en biais qui se trouve au-dessus de la barrière est une illumination. Cette image est destinée à être éclairée en transparence une fois le soleil couché. Les décorations ont été posées pour des célébrations nocturnes. Ce spectacle lumineux souligne l’envoi, par l’Atlantic Telegraph Company, du premier télégramme d’un côté à l’autre de l’Atlantique. Ce faisant, Place d’Armes mets en évidence une des perceptions de la technologie au cours des années 1850.
Le discours public est admiratif des merveilles modernes, fruit de la raison. Cet enthousiasme, c’est le cas ici, se traduit par une théâtralisation des lieux publics pour souligner la réussite d’entreprises privées. Toutefois, l’adhésion aux nouvelles technologies ne se fait pas sans hésitations. Elle est teintée d’une anxiété causée par la rapidité des changements et une incompréhension du fonctionnement de ces inventions. Place d’Armes est donc de son époque.
Cette photographie permet également de se pencher sur l’importance des innovations successives en photographie. Né à Chambly en 1828, Charles Dion, le créateur de cette image, a toujours été un expérimentateur. Ceci a une époque où plusieurs photographes conçoivent encore eux-mêmes les mélanges d’ingrédients chimiques qui leur permettent d’obtenir des négatifs et de faire leurs tirages. Il est aussi un des premiers à adopter de nouveaux procédés photographiques. D’ailleurs, et comme plusieurs photographes dans les années 1855-1860, il en utilise souvent plusieurs simultanément. Par exemple, une publicité parue dans le Lovell de 1857-1858 nous apprend que le studio de Dion fournit à la fois des ambrotypes et des calotypes. L’ambrotype a été breveté en 1854 par les Britanniques James Ambrose Cutting et Isaac Rehn. Il s’agit d’un négatif sur plaque de verre qui est placée sur un fond noir, donnant ainsi une apparence d’image positive. Dion produit des ambrotypes depuis au moins 1855. Il travaille alors brièvement à Québec pour Ellison & Co, avant d’ouvrir un studio dans la métropole en 1856.
En raison de son grain, de son fini mat et de la douceur de ses contours, Place d’Armes pourrait être un calotype. Ce ne serait pas le premier de Dion, qui a tenté de se faire connaître pour ses calotypes à Montréal dès 1853. Le calotype a été mis au point par William Henry Fox Talbot en 1840. C’est le premier procédé photographique qui permet d’obtenir plusieurs épreuves à partir d’un négatif. Une feuille de papier sensibilisée à la lumière par trempage dans une solution de sels d’argent est exposée, une fois séchée. Après le développement, le négatif qui en résulte peut être imprimé par contact sur une autre feuille de papier pour créer un positif. Participant à l’invention de la photographie, le calotype est moins net que le daguerréotype. C’est aussi un procédé requérant des temps d’expositions assez longs, de l’ordre de plusieurs secondes à quelques minutes. Ceci explique en partie son succès modeste au cours des années 1840. Il regagne en popularité au début des années 1850, lorsque Louis-Désiré Blanquart-Evrard invente le papier albuminé. Ce papier utilisant des sels d’argent dans un liant à base de blanc d’œuf permet entre autres d’obtenir des épreuves stables et plus détaillées. Le papier albuminé est aussi essentiel à un autre procédé photographique, le collodion humide.
Développé en Angleterre par F. Scott Archer, le collodion humide est employé à partir de 1851. Les photographes qui l’utilisent versent une solution visqueuse sur une plaque de verre, qui doit ensuite être exposée avant son séchage complet. Son adoption à une large échelle au Québec survient un peu plus tardivement, vers 1857-1859. Par la suite, le collodion humide est le procédé le plus utilisé par les photographes québécois jusqu’au début des années 1870[01]. Bien que délicat, il permet des temps d’exposition beaucoup plus courts, de quelques secondes au plus. Le fini de Place d’Armes et l’absence de documentation nous indiquant que Dion aurait adopté le négatif au collodion humide en 1858, nous laisse penser qu’il s’agit d’un calotype sur papier albuminé. Il est cependant possible, mais peu probable, qu’il s’agisse du tirage d’un négatif au collodion. Dans tous les cas, il s’agit d’une vue stéréoscopique conçue pour créer un effet de relief lorsqu’elle est regardée à travers un instrument d’optique, le stéréoscope. Charles Dion et Samuel McLaughin, à Québec, sont les premiers photographes québécois à mettre sur le marché des vues stéréoscopiques en 1857. Place d’Armes est une des toutes premières vues stéréoscopiques québécoises qui documente l’actualité. Dion, il faut le noter, photographie des faits divers depuis au moins 1856.
Concurrent de Notman qui lui aussi commence à produire des vues stéréoscopiques peu après, Charles Dion s’associe avec le peintre Robert Parker en 1856. Ce partenariat sera de courte durée et un de ses frères, fort probablement Joseph-Octave Dion, se joint pour quelques années au studio qui cesse ses activités vers 1865. Charles Dion brevette alors une alarme d’incendie et il se lance dans une carrière d’inventeur, d’abord au Québec. Il quitte rapidement pour s’installer à New York en 1866. Il part pour la France en 1881, en prévision de l’Exposition de l’électricité. Il décède à Paris en 1918 sans avoir rencontré le succès espéré avec ses nombreuses inventions.
Principales collections
- Bibliothèque et Archives Canada
- Musée de la civilisation
- Musée national des beaux-arts du Québec
1 Le procédé du collodion humide et le travail des photographes de cette époque au Québec sont dramatisés en détail dans le film de fiction J.A. Martin, Photographe (1976), du réalisateur Jean Beaudin.
Bibliographie
(1857, 31 décembre). The Gazette, 2.
(1858, 4 janvier). The Gazette, 3.
(1853, 17 septembre). La Minerve, 2.
(1858, 2 septembre) Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, 2.
(1857, 3 octobre) Morning Chronicle and Commercial and Shipping Gazette, 3.
(1855, 30 octobre) Quebec Gazette, 1.
Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Charles Dion, R10485-0-X-E.
Dessaules, L.-A. (2019). Paris illuminé : le sombre exil, lettres, 1878-1895, Presses de l’Université Laval.
Lovell, Affaires, 1857-1858, p. 1254.
(1857, 31 décembre). The Gazette, 2.
(1858, 4 janvier). The Gazette, 3.
(1853, 17 septembre). La Minerve, 2.
(1858, 2 septembre) Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, 2.
(1857, 3 octobre) Morning Chronicle and Commercial and Shipping Gazette, 3.
(1855, 30 octobre) Quebec Gazette, 1.
Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Charles Dion, R10485-0-X-E.
Dessaules, L.-A. (2019). Paris illuminé : le sombre exil, lettres, 1878-1895, Presses de l’Université Laval.
Lovell, Affaires, 1857-1858, p. 1254.