Éliane Excoffier : chairs photosensibles

Figure 1
Éliane Excoffier (1971-), Petit lexique de beauté n° 1, 1999, Photographie – épreuve à la gélatine argentique, 14 x 11 pouces / 36 x 28 cm.

Figure 2
Éliane Excoffier (1971-), Petit lexique de beauté n° 2, 1999, Photographie – épreuve à la gélatine argentique, 14 x 11 pouces / 36 x 28 cm.

Figure 3
Éliane Excoffier (1971-), Petit lexique de beauté n° 7, 1999, Photographie – épreuve à la gélatine argentique, 14 x 11 pouces / 36 x 28 cm.

Figure 4
Éliane Excoffier (1971-), Petit lexique de beauté n° 18, 1999, Photographie – épreuve à la gélatine argentique, 14 x 11 pouces / 36 x 28 cm.

Figure 5
Éliane Excoffier (1971-), Petit lexique de beauté n° 21, 1999, Photographie – épreuve à la gélatine argentique, 14 x 11 pouces / 36 x 28 cm.
Elle le dit volontiers elle-même, la rencontre d’Éliane Excoffier avec la photographie s’est presque faite par hasard. D’abord intéressée par la peinture et le dessin, c’est en découvrant la chambre noire à l’université que Éliane Excoffier décide de se concentrer sur le médium photographique. Dès qu’elle entre dans le monde de l’analogue, elle développe une curiosité particulière pour l’histoire de la photographie, tant technique que théorique, qu’elle explore dans ses propres travaux. Depuis plus de 25 ans, l’artiste visuelle élabore un corpus d’œuvres avec pour sujet le corps féminin et plus récemment, la nature. Les travaux d’Éliane Excoffier viennent se nicher entre les œuvres de Francesca Woodman[01] et celles de Pierre Molinier[02], entre autres.
Éliane Excoffier nait en 1971, à Saint-Jérôme. Elle obtient un baccalauréat combiné en histoire de l’art et arts plastiques. C’est dans ce contexte qu’elle entre pour la première fois dans une chambre noire. Conquise par les gestes et les résultats potentiels qu’offre le travail argentique, elle commence à expérimenter avec l’appareil photo. Alors peu formée à la technique de la prise de vue, c’est à la lueur orangée des ampoules inactiniques qu’elle élabore les bases de son langage visuel. Parallèlement à cet apprentissage expérimental, elle entame des recherches sur l’histoire de la discipline. Dans ses lectures, elle croisera de grands noms tels que celui d’André Kertész ou encore d’Irving Penn, mais c’est peut-être de sa fréquentation de la photographie érotique du XIXe qu’elle trouvera ses plus importantes influences. Ainsi, le travail du photographe américain E. J. Bellocq[03] à qui l’on doit un vaste corpus de photographies des femmes travailleuses du sexe du quartier rouge de La Nouvelle-Orléans, en Louisiane, ou encore celui du français Pierre Molinier, adepte des photomontages énigmatiques et de scènes érotiques, vont profondément nourrir le langage visuel d’Éliane Excoffier.
Dès sa première série, Rituels (1996), Éliane Excoffier met en scène un corps féminin exposé, découpé, suggéré, presque hanté. Les modèles de la photographe n’ont pas de visage défini. En utilisant le procédé de surimpression (tirage de deux négatifs distincts pour former une seule image), les traits du visage se brouillent et se complexifient. Pour la photographe qui s’inscrit dans une histoire largement dominée par les hommes, il ne s’agit pas d’identifier une femme, mais bien de parler des femmes, dans leur pluralité et universalité. Un leitmotiv qu’elle décline à travers d’autres séries telles que Dualité (1997), Obscures et Obscures 2 (2004 et 2006) ou encore Kiev (2008).
Formée au médium à travers les techniques analogues, la photographe a développé une signature visuelle faite d’imperfections et de grain assumé qui renvoie aux images obtenues par l’usage de procédés anciens tels que le sténopé[04]. Historiquement, le sténopé est utilisé dans la photographie de paysage, parce que la longueur de son temps de pause est peu adaptée aux sujets animés. Éliane Excoffier décide pour sa part de se saisir de cet outil pour photographier des sujets féminins en mouvement, contournant une contrainte technique pour en faire un atout créatif et instaurant mystère et désir dans les flous des mouvements et de la petite profondeur de champ. Avec le sténopé, Excoffier enregistre les fantômes de ses modèles en mouvement, qui deviennent elles-mêmes des apparitions spectrales (voir notamment Obscures, 2004) suggérant le corps plutôt que de l’exhiber.
En défiant ainsi la fixité de l’image, Éliane Excoffier se plait à faire des brèches dans le réel pour les investir de mondes intimes mêlant douceur et colère, voire violence. La séquence des 14 images de la série Petit lexique de beauté[05] laisse apparaitre le décor, certes minimal, d’une table à l’intérieur d’une pièce – dispositif domestique évoquant la cuisine, où l’on a longtemps assigné les femmes. Une femme est vêtue d’une simple nuisette blanche, tantôt assise à cette table, tantôt debout. Photographiée en mouvement, avec un temps d’exposition long et un procédé de surimpression, la silhouette s’anime dans un élan qui ressemble à de la colère ou à de la folie. Il se dégage de ces photographies un sentiment d’étouffement dont le personnage semble vouloir s’échapper en se débattant ou encore, en faisant l’épreuve de la réalité de son propre corps (figs. 1 à 3). Se succéderont l’abattement ou le soulagement (fig. 4). Enfin, la série se termine sur une image troublante où le personnage devenu presque tout à fait invisible hante le décor plus qu’il ne l’habite (fig. 5).
Aux ambiguïtés visuelles de la séquence s’ajoute son titre, Petit lexique de beauté, puisant dans les codes de la beauté féminine qui irriguent l’histoire de l’art : calme, douceur, docilité, élégance et plaisir du regard. À ceci, Éliane Excoffier oppose la tourmente avec une force invisible. On peut avancer qu’avec Petit lexique de beauté, la photographe cherche à libérer le corps féminin de la tyrannie du regard que lui a imposé l’histoire de l’art en réinventant une beauté mystérieuse et menaçante qui échappe au canon.
Principales collections
- Musée national des beaux-arts du Québec
- Musée des beaux-arts de Montréal
01 Francesca Woodman (1958-1981) est une photographe américaine reconnue pour ses séries d’autoportraits dans lesquels elle se met en scène dans de mystérieux environnements. Son corps y est le principal sujet, souvent flou, morcelé et évanescent.
02 Pierre Molinier (1900-1976) est un photographe français dont le travail s’articule autour de collages et de photomontages érotiques. Fétichiste des jambes, Pierre Molinier produit également des autoportraits pour lesquels il se déguise et se travestit.
03 J. Bellocq (1873-1943) est un photographe américain d’origine créole. En plus de ses contrats commerciaux, il documenta les maisons closes de la Nouvelle-Orléans, laissant un très riche fonds photographique à sa mort. En 2004, le ICP à New York lui consacre une exposition intitulée The Mysterious Monsieur Bellocq.
04 Prise de vue sans objectif grâce à un dispositif très simple de trou dans une boîte.
05 Titre emprunté à un guide à l’usage des femmes, publié dans les années 1930, trouvé par l’artiste dans une bouquinerie.
Bibliographie
Artgeist II – Figures Libres (2015-2016) : œuvres créées dans le cadre de la campagne de financement / Artgeist II – Free Figures (2015-2016): Artworks Created as Part of the Fund-Raising Campaign. (2017). Ciel variable, (105), 66-72.
Clément, E. (2022, 30 juillet). Dans l’atelier de… Éliane Excoffier Révéler l’intimité du mont Pinacle. La Presse.
Espace Adélard. (2022, 19 mai). Nightlife au mont Pinacle d’Éliane Excoffier : une exposition à la rencontre de la vie nocturne animale [communiqué de presse].
Lamarche, B. (2009) Éliane Excoffier: Bilan, 1996-2008. Musée régional de Rimouski.
Lamarche, B. (2008). Photographie hantée par la photographie spirite. Musée régional de Rimouski.
Roumanes, J.-B. (2003). Éliane Excoffier : Le mystère de la chambre noire. Vie des arts, 48(192), 42-45.
Artgeist II – Figures Libres (2015-2016) : œuvres créées dans le cadre de la campagne de financement / Artgeist II – Free Figures (2015-2016): Artworks Created as Part of the Fund-Raising Campaign. (2017). Ciel variable, (105), 66-72.
Clément, E. (2022, 30 juillet). Dans l’atelier de… Éliane Excoffier Révéler l’intimité du mont Pinacle. La Presse.
Espace Adélard. (2022, 19 mai). Nightlife au mont Pinacle d’Éliane Excoffier : une exposition à la rencontre de la vie nocturne animale [communiqué de presse].
Lamarche, B. (2009) Éliane Excoffier: Bilan, 1996-2008. Musée régional de Rimouski.
Lamarche, B. (2008). Photographie hantée par la photographie spirite. Musée régional de Rimouski.
Roumanes, J.-B. (2003). Éliane Excoffier : Le mystère de la chambre noire. Vie des arts, 48(192), 42-45.