Charles Smeaton et la malédiction des catacombes

Période

Dès son invention, la technique photographique se raffine petit à petit grâce à de nombreux praticiens qui contribuent de leurs expériences à ses avancées les plus importantes. À l’aube de la décennie 1860, l’une des plus grandes difficultés à laquelle font face les photographes reste encore la manière de bien exposer les négatifs, qui sont peu sensibles à la lumière, en toutes situations. Comment s’assurer d’avoir des images claires et contrastées lorsque l’éclairage est faible, alors même que la lumière est atténuée par les lentilles et les miroirs utilisés dans les caméras ? Explosifs et toxiques, les divers dispositifs inflammables et mélanges chimiques disponibles à cette époque pour l’éclairage artificiel sont de proches parents du feu d’artifice ou de la poudre à canon et ne permettent donc qu’un usage très limité. Pour photographier des lieux où ne pénètre pas le soleil, il faut ainsi trouver un moyen plus polyvalent, et surtout, plus sécuritaire de produire une puissante lumière.

Au même moment, on assiste au développement de l’électricité et on remarque qu’un fil de magnésium traversé par un courant électrique s’enflamme instantanément en un éclair aveuglant. Si cette découverte permet à la photographie en studio de prendre son essor, elle permet aussi de capter divers sujets où l’éclairage naturel est réduit ou même absent. Il n’en faut pas plus aux photographes les plus téméraires pour se lancer à la poursuite d’images dans des endroits obscurs, hors de leurs studios. On pense ici à Nadar [Félix Tournanchon] (1820-1910) le célèbre portraitiste parisien qui immortalisa le poète Charles Baudelaire (1821-1867) juste avant de faire la conquête, en 1862, des catacombes de Paris dont il rapportera des images saisissantes : des murs d’ossements, des inscriptions anciennes et mystérieuses ou de sordides mises en garde. Leur diffusion de masse par l’imprimé participe d’une fascination culturelle pour la mort, l’au-delà et sa représentation qui traverse alors l’Occident, alors que les découvertes des sciences naturelles font reculer la frontière de l’inconnu. De Frankenstein à Dracula, l’esthétique du roman gothique et ses créatures magiques peuplent l’imaginaire et les rêves de cette période éprise de magie, de sorcellerie et d’ésotérisme comme antidote aux avancées rationnelles.

C’est dans ce contexte que Charles Smeaton (vers 1837-1868), un jeune photographe de Québec alors reconnu internationalement pour ses panoramas exceptionnels de sa ville, s’embarque en 1866 pour une aventure singulière. Engagé par l’archéologue et éditeur anglais John Henry Parker (1806-1884), il aura le privilège d’être le premier à explorer avec sa caméra les catacombes de Rome. Connues jusqu’alors uniquement par des dessins, Smeaton allait rendre les catacombes accessibles au public par l’intermédiaire de la photographie et de son « éclair au magnésium ». Il répéta en quelque sorte, l’expérience pionnière de  Joly de Lotbinière (1798-1865), considéré comme le premier photographe ayant résidence au Bas-Canada, qui aurait fait le premier daguerréotype du Parthénon quelque 25 ans plus tôt. Engagé dans un travail difficile et plongé dans les ténèbres labyrinthiques pendant près de deux ans, Smeaton captera des photographies fascinantes de ruines encombrées et de fresques secrètes datant des débuts de l’ère chrétienne. Ces images seront assemblées et publiées sous forme d’albums destinés à un public formé de sociétés scientifiques, d’érudits et de curieux.

Dans cet autoportrait, on voit Smeaton debout et de profil dans la pénombre. Prenant une pause au pied des ruines d’un haut mur de briques, il s’interrompt dans son travail pour interroger du regard un crâne ancien qu’il tient dans sa main. On comprend alors que cette photographie est plus qu’une simple mise en scène documentaire ou un banal autoportrait. Elle témoigne d’une intériorité qui convie les vanitas ou les memento mori, genres hautement symboliques de la nature morte en peinture. Smeaton évoque ainsi l’éphémérité de l’existence humaine, le commentaire poétique d’un sujet humble face à sa propre mortalité, dont le symbole du crâne anonyme devient le réceptacle. Cependant, en se mettant en scène, il renverse les connotations de futilité de l’existence propres au genre. N’est-ce pas là le propre de l’image de pouvoir conserver et fossiliser les êtres aimés pour les jours où ils ne seront plus ? N’est-ce pas également le pouvoir de la photographie de rendre accessible à tous ce pouvoir ?

Surprenante photographie-testament, cette image sibylline et énigmatique n’a été réalisée que quelques mois seulement avant le décès de Smeaton. Atteint d’une violente fièvre de malaria, qu’il contracte probablement dans les souterrains humides, il décède alors qu’il n’est âgé que d’à peine 31 ans et est inhumé à Rome. Son œuvre fut diffusée de manière limitée au Québec, ce qui contribua à son oubli dans l’histoire de la photographie d’ici, demeurée à ce jour opaque à son souvenir jusqu’à tout récemment.

Principales collections

  • The British School at Rome (Rome, Italie)
  • Victoria and Albert Museum (Londres, Royaume-Uni)
  • Musée McCord Stewart
  • Musée national des beaux-arts du Québec

 

Sébastien Hudon

Bibliographie

Osborne, J. et Smeaton, P. (2022). Out of the Studio, The Photographic Innovations of Charles and John Smeaton at Home and Abroad. McGill-Queen’s University Press.