La collection de photographies historiques de l’Institut culturel Avataq : rapatriement d’un patrimoine documentaire inuit

Figure 1
Mike and Sophie Keelan, Vue de Taqpangajuk en été, 1987, Avataq Cultural Institute, NUN-KEE-025.

Figure 2
Dr. L.M. Waugh, Portrait de groupe, à gauche Chesley Ford (directeur de HBC et grand-père de Norman Ford), la femme à côté de Qallunat portant un chapeau est Mary Okutsiaq, Killiniq, 1931, Avataq Cultural Institute, Norman Ford collection, NUN-NFOR-025.
Les Nunavimmiuts – habitants du Nunavik – entament un contact pérenne avec les visiteurs occidentaux lorsque la Compagnie de la Baie d’Hudson (Hudson Bay Company, HBC) établit le premier poste de traite de fourrure à Kuujjuaq[01] vers 1830. Les commerçants britanniques s’étendent rapidement sur le territoire et les missions religieuses[02] s’y installent avec comme objectif d’éradiquer les croyances chamaniques et de promouvoir les vertus du christianisme. En 1912, la Loi de l’extension des frontières du Québec[03], promulguée par le gouvernement du Canada, impose l’annexion de l’Ungava à la province. Plusieurs changements administratifs provinciaux ont lieu successivement dans les décennies qui suivent, et des ententes d’acquisition de terres sont conclues parfois même sans le consentement des populations qui y vivent. C’est par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois[04] de 1975 que les communautés cries et les Inuits du Nord-du-Québec retrouvent une autonomie politique et administrative et obtiennent le rétablissement du droit de la terre. Mais hormis la protection de la langue, cette entente ne fait pas état de mesures de préservation notables pour la culture inuite[05].
Devant la menace de voir celle-ci disparaître, l’organisme La Conférence des Aînés inuits du Nunavik fonde l’Institut culturel Avataq en 1980. L’un de ses mandats est de conserver des fonds photographiques institutionnels ou privés. Le siège social est basé à Inukjuak tandis que les collections sont gardées dans des réserves à Montréal. À ce jour, Avataq dispose de milliers de photographies historiques[06]. Dépositaire de fonds originaux comme ceux des photographes Gérald McKenzie[07], Tommy George Etok ou de l’anthropologue Donat Savoie, Avataq redirige aussi vers les archives du Musée McCord, des compagnies de fourrure, des institutions religieuses ou encore vers les archives de l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure[08]. Ces dernières années, plusieurs donations d’albums de famille datés entre 1960 et 1990 ont enrichi la collection.
À titre d’exemple, l’album légué par Mike et Sophie Keelan documente leur quotidien à Killiniq avant sa fermeture en 1978[09], et leur tentative, après leur déplacement, d’installer une nouvelle communauté à Taqpangajuk. Aujourd’hui, de Taqpangajuk ou de Killiniq, il ne reste que des vestiges. Les photographies prises par le couple Keelan permettent de conserver une trace de ces deux sites jadis habités. La figure 1 représente une vue estivale en légère plongée de Taqpangajuk. On y distingue les six bâtisses correspondant aux résidences de six familles. Cette modeste vue d’ensemble rend compte de la singularité de ce projet voué à l’échec. Il existe probablement peu de documents visuels de cette initiative sur une langue de terre aride et isolée entre deux eaux. Ce don, désormais archivé dans une collection, met en lumière la préciosité des albums photos qui conservent des histoires autrement destinées à l’effacement.
La figure 2 est un portrait de groupe pris à Killiniq, en 1931. Le cliché appartient à la famille Ford, dont plusieurs générations travaillèrent successivement pour la HBC, et symbolise les activités de la compagnie britannique. Ce type de prise de vue nécessitait une pose longue de l’appareil photo placé sur trépied pour éviter la création de flous, ce qui explique aussi la position statique des sujets. On y voit une quinzaine de personnes – femmes, hommes, enfants – centrées, une embarcation à gauche qui laisse supposer une rive et, à l’arrière-plan, une paroi rocheuse indiquant une saison sans neige. Aux extrémités, deux hommes occidentaux (qallunaats), pipe à la bouche. Celui de gauche prend une posture assurée dans ce qu’on peut présumer être un uniforme (il s’agit de Chesley Ford, responsable de la HBC), tandis que celui de droite adopte une attitude moins « officielle » et semble complice de Mary Okutsiaq, mentionnée dans la légende. En dépit de l’occupation impériale, régnait-il néanmoins une cohésion amicale entre les personnes sur l’image ? Quelles relations entretenaient-elles ?
Chacune de ces deux images véhicule sa propre histoire, mais elles sont, finalement, intimement liées par un site (Killiniq) et l’histoire qui en découle. La mise en dialogue de ces images d’archives avec celles des familles complète les témoignages oraux (également conservés par Avataq) transmis traditionnellement par les Aînées et les Aînés. Avataq documente aussi ses archives avec la population qui aide, par exemple, à identifier des personnes anonymisées, ce qui lui permet par ailleurs de retrouver des membres de sa famille dont elle ne possède pas de photographies. La collecte de ce riche patrimoine culturel participe activement à sa préservation. L’accès à ces images permet de déconstruire les représentations habituelles des territoires nordiques et celles de leurs habitants qui, jusqu’aux années 1960, étaient souvent marquées par les codes coloniaux suggérant la supériorité impérialiste et valorisant les prouesses d’explorateurs ou les actions entreprises par les Occidentaux venus commercer ou convertir[10]. Finalement, elles représentent une possibilité pour les communautés de se réapproprier leur récit par le prisme de regards locaux[11], et de restaurer les discours véhiculés par les images d’archives.
01 Anciennement appelé Fort Chimo.
02 Anglicanes puis plus tard, la congrégation des Oblats francophones.
03 Frenette, J. (2013). Les lois de l’extension des frontières du Québec de 1898 et de 1912, la Convention de la Baie James et du Nord québécois et la Première Nation Abitibiwinni. Recherches amérindiennes au Québec, 43(1), 87-104.
04 Turcotte, Y. (2019). Convention de la Baie James et du Nord québécois. Dans L’Encyclopédie Canadienne.
05 Rivet, F. (2021). Nunavik. Dans L’Encyclopédie Canadienne.
06 Selon l’archiviste Nathalie Delean, près de 46 000 images sont, à ce jour, accessibles depuis des postes de consultation sur place.
07 Voir la plateforme d’exposition en ligne de l’Institut
08 À son sujet, voir également l’étude de cas sur Richard Baillargeon.
09 La ville de Killiniq (Nunavut) est successivement un campement inuit, une station météorologique fédérale, une exploitation de pêche, une mission religieuse, un poste de traite de La compagnie de la Baie d’Hudson et un poste de la Gendarmerie royale du Canada.
10 Dessureault, P. (2010). Nordicité. Dans Dessureault, P. (dir.), Le Nord, territoire aux frontières mouvantes (p. 7). Éditions J’ai Vu.
11 Langford, M. (2001), Suspended Conversations: The Afterlife of Memory in Photographic Albums, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press.
Bibliographie
Site Web de l’Institut culturel Avataq.
Convention de la baie James et du Nord québécois. Dans L’Encyclopédie Canadienne.
Dessureault, P. (2010). Nordicité. Dans Dessureault, P. (dir.), Le Nord, territoire aux frontières mouvantes (p. 7). Éditions J’ai Vu.
Frenette, J. (2013). Les lois de l’extension des frontières du Québec de 1898 et de 1912, la Convention de la Baie James et du Nord québécois et la Première Nation Abitibiwinni. Recherches amérindiennes au Québec, 43(1), 87-104.
Langford, M. (2001), Suspended Conversations: The Afterlife of Memory in Photographic Albums. McGill-Queen’s University Press.
Rivet, F. (2021). Nunavik. Dans L’Encyclopédie Canadienne.
Rogers, S. (2010, 25 juin). Port Burwell’s Inuit relocatees still suffer, mayor says. Nunatsiaq News. Turcotte, Y. (2019).
Site Web de l’Institut culturel Avataq.
Convention de la baie James et du Nord québécois. Dans L’Encyclopédie Canadienne.
Dessureault, P. (2010). Nordicité. Dans Dessureault, P. (dir.), Le Nord, territoire aux frontières mouvantes (p. 7). Éditions J’ai Vu.
Frenette, J. (2013). Les lois de l’extension des frontières du Québec de 1898 et de 1912, la Convention de la Baie James et du Nord québécois et la Première Nation Abitibiwinni. Recherches amérindiennes au Québec, 43(1), 87-104.
Langford, M. (2001), Suspended Conversations: The Afterlife of Memory in Photographic Albums. McGill-Queen’s University Press.
Rivet, F. (2021). Nunavik. Dans L’Encyclopédie Canadienne.
Rogers, S. (2010, 25 juin). Port Burwell’s Inuit relocatees still suffer, mayor says. Nunatsiaq News. Turcotte, Y. (2019).