Guy Borremans : la belle, la modernité

Guy Borremans (1934-2012), de la série La Belle et la machine, 1957, Épreuve à la gélatine argentique, E.A., 27,6 x 35,3 cm, Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Achat (2008.104), © Succession Guy Borremans / CARCC, 2024, Ottawa, Photo : MNBAQ.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les métropoles d’Amérique deviennent la terre d’accueil de nombreuses familles migrantes et expatriées européennes à la recherche de paix et de liberté. Les quartiers centraux de la ville de Montréal sont alors en pleine effervescence culturelle, et se peuplent d’une jeune bohème aux origines variées qui s’agrège dans les cafés, bars et boîtes de nuit pour y découvrir les dernières tendances artistiques et échanger ses idées. On y discute de la peinture abstraite et du jazz venant des États-Unis; des chansonniers et de la littérature existentialiste de France; mais surtout, du cinéma d’avant-garde et de la photographie de tous horizons. On peut facilement dire que ce dernier sujet constitue le plus petit dénominateur commun du milieu artistique, tant la pratique photographique est devenue accessible au grand public, diffusée en masse dans les périodiques illustrés et alimentant les conversations sur la place de la représentation en art.
C’est dans ce milieu foisonnant que se défient notamment les membres des groupes artistiques les plus connus. Ce sont les Automatistes, les Rebelles et les Plasticiens, marquant l’après-guerre de leurs fulgurants manifestes et de leurs vivantes utopies qui, rétrospectivement, symboliseront la Révolution tranquille. Autour de ces groupes à géométrie variable, d’autres figures indépendantes à l’individualité franche s’ajoutent au tableau – à jamais incomplet – d’une faune mixte, bigarrée, multiculturelle : le chauffeur de taxi anarchiste (et photographe) Alex Primeau, la chanteuse et cinéaste Alanis Obomsawin, les sculpteurs (et pugilistes occasionnels) Robert Roussil et Armand Vaillancourt, les actrices du nouveau féminisme Luce Guilbeault et Muriel Guilbault, la mélancolique Dyne Mousso (née Denise Guilbeault), la « femme-image » Marthe Mercure, le surréaliste tchèque en exil Vilem Kriz, sans oublier le situationniste français Patrick Straram,
Longtemps négligée, la part manquante de ce milieu appartient pour beaucoup aux praticiens des médias pelliculaires ou argentiques que sont la photographie et le cinéma. Il suffit de ressusciter les archives de Maurice Perron, John Max, Robert Millet, Vittorio Fiorrucci ou Guy Borremans (1934-2012) pour faire renaître à leur tour, les visages des actrices et acteurs importants de cette période, personnages clés de cette génération dont ils ont su conserver plusieurs portraits emblématiques dans un style personnel et des prises de vues spontanées. Borremans fait figure d’exception et de symbole : il est peut-être le seul, sinon un des rares, à se considérer comme un photographe et un cinéaste professionnel toute sa vie durant, plutôt qu’un amateur ou un artiste.
Belge d’origine et fuyant une Europe en désolation avec sa famille, il arrive à Montréal et commence une carrière de photojournaliste dès 1953 pour divers organes de presse, dont Le Canada et Paris Match. Il a à peine vingt ans et on le reconnaît déjà comme l’un des meilleurs photographes de la cité. Bien de son époque, il fréquente le café L’Échourie, épicentre intellectuel de la bohème montréalaise qui servira de creuset pour plusieurs expositions collectives initiées par le peintre Guido Molinari. Ce dernier fonde en 1955 la galerie L’Actuelle, où Borremans obtient sa première exposition particulière en 1957. Il présente alors une vingtaine de photographies en un ensemble cohérent intitulé La Belle et la machine, dont cette image est issue.
Sur ce tirage de grand format, une femme en escarpins est présentée debout. L’héroïne est flanquée de chaque côté par des locomotives et au centre d’une composition divisée en deux par une poutre située à l’arrière-plan. À contre-jour, sa silhouette se retrouve baignée d’une lumière provenant de hautes fenêtres. Alors qu’elle lève les bras, tout se passe comme si la lumière était devenue une matière qu’elle chercherait à embrasser. On ne peut regarder cette image sans penser aux représentations anciennes et sacrées de saintes nimbées d’auréoles. Même s’il s’agit d’un effet de sens fortuit, il est renforcé par la poutre rappelant la croix du Christ. On la rapprochera de Claire d’Assise, par exemple, qui recueille des oiseaux dans ses mains, ou aux représentations baroques de Thérèse d’Avila dans lesquelles la lumière est utilisée comme élément symbolique. Peut-être une manière pour l’artiste de souligner la présence du sacré dans ce lieu si banal et chargé d’humidité qui sert au nettoyage des locomotives?
On comprend de cette image et de la suite dans laquelle elle est insérée qu’en jouant sur les contrastes entre le clair et l’obscur, la vapeur et l’acier, le vivant et l’inanimé – en somme La Belle et la machine – Borremans propose une rencontre du profane et du sacré qui réactualise la tradition picturale dans une image neuve, moderne et sublimée de la femme.
Principales collections
- Musée national des beaux-arts du Québec
- Musée des beaux-arts du Canada
- Cinémathèque québécoise, Montréal
Bibliographie
Borremans, A. (2016). Ma mère dans l’œil de mon père : Luce Guilbeault photographiée par Guy Borremans. Les éditions du passage.
Hardy-Vallée, M. et Hudon, S. (2024). Reprendre contact avec « La femme image ». Panorama-cinéma.
Hudon, S. (2007). Une saison chez Guy Borremans. Éditions Varia.
Borremans, A. (2016). Ma mère dans l’œil de mon père : Luce Guilbeault photographiée par Guy Borremans. Les éditions du passage.
Hardy-Vallée, M. et Hudon, S. (2024). Reprendre contact avec « La femme image ». Panorama-cinéma.
Hudon, S. (2007). Une saison chez Guy Borremans. Éditions Varia.