Les mystères de la chambre noire. Techniques et styles de la photographie amateur au Québec, des débuts jusqu’aux années 1930

Périodes

Trop heureux, vos parents font défiler devant votre nouvelle flamme vos photos d’enfant. Sourire gêné aux lèvres, vous attendez l’apparition de cette photo-là! Oui, la photo de vous dans le bain à trois ans, complètement nu, la bouche ouverte et une passoire sur la tête. Votre famille vous trouve adorable, mais vous préféreriez, au moins temporairement, voir ce portrait disparaitre. Pur produit de la photographie amateur, ce genre d’image apparait avec la démocratisation des appareils et des méthodes de développement. Catégorie perméable, la photographie amateur bénéficie de plusieurs transformations qui sont dues aussi bien à des innovations techniques qu’à des changements sociaux. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’amateur est une figure différente de celle que nous entendons aujourd’hui. Si, comme aujourd’hui, le photographe amateur apprécie la photographie, il maitrise des techniques complexes et il fait souvent preuve d’une recherche stylistique équivalente à celle du professionnel, voire plus libre. Les différences entre l’un et l’autre sont donc minces et elles relèvent d’autres critères que vous découvrirez dans ce texte qui vous fera passer des premiers photographes mélangeant savamment des produits chimiques, jusqu’aux femmes modernes qui, caméra en bandoulière, revendiquent un nouveau regard sur le monde.

Entre l’art et la science : le règne de l’amateur éclairé, 1839-1885

L’annonce officielle, par l’homme d’état François Arago, de l’invention du daguerréotype le 19 août 1839 est rapidement suivie par l’apparition de photographes amateurs. Le daguerréotype, une photographie en un seul exemplaire qui est à la fois un positif et un négatif, est un procédé qui a été créé en France par le peintre Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851) et du physicien Nicéphore Niépce (1765-1833). Il nécessite une compréhension de base de la chimie et de l’optique. De plus, le coût d’achat d’un appareil, de plaques et des produits chimiques nécessaires à sa réalisation est élevé. La pratique amateur est donc le plus souvent réservée à des personnes éduquées et riches. Dans les semaines qui suivent l’annonce d’Arago, Pierre-Gustave Joly fait partie de ces daguerréotypistes qui se procurent un appareil photographique sans faire de leur production un métier. Considéré comme l’un des pionniers de la photographie et un des premiers photographes québécois, il acquiert un appareil du fabricant d’instruments d’optique parisien, Noël Paymal Lerebours. Cet achat se fait dans le cadre de la préparation d’un voyage sur le pourtour de la Méditerranée où il prendra environ 86 daguerréotypes, dont les premiers du Parthénon en octobre 1839. Les daguerréotypes de Joly représentent tous des monuments, des édifices ou des paysages. Le long temps de pose ne lui permet pas de faire des portraits et il apprend en expérimentant. Les daguerréotypes de Joly ont aujourd’hui disparu, mais les documents conservés dans les archives permettent de comprendre son intérêt pour la création de ces images qui relèvent autant de l’art que de la chimie.

L’identification d’autres photographes amateurs dans les années 1840 à 1860 est moins claire, faute de preuves documentées. Cependant, plusieurs indices laissent croire qu’ils ont existé. En effet, durant cette période, des troupes militaires britanniques sont stationnées à Québec et à Montréal. Or, plusieurs écoles d’officiers en Grande-Bretagne ajoutent rapidement l’apprentissage de la prise de daguerréotypes à leur cursus. De plus, des cours sont donnés localement. Ainsi, L. A. (Léon-Antoine) Lemire offre de former les amateurs dans l’annuaire de Québec de 1855-1856. Enfin, les petites annonces de l’époque montrent que des pièces d’équipement sont en vente.

Si les premiers temps de la photographie amateur au Québec restent en grande partie un mystère, les choses s’éclaircissent à partir des années 1860. Les noms de plusieurs photographes sont connus. Ces personnes pratiquent surtout un nouveau procédé, le collodion humide, qui permet d’obtenir plusieurs exemplaires sur papier à partir d’un négatif. Les caméras qu’ils utilisent restent lourdes et encombrantes. De plus, ces photographes doivent posséder une chambre noire pour développer les négatifs rapidement. Ceci dit, le temps de pose a diminué, ce qui leur permet d’effectuer des portraits ou d’immortaliser des phénomènes naturels. La plupart d’entre eux possèdent une formation scientifique ou sont des inventeurs. Tout comme Joly, ils sont issus de classes bien nanties. Ainsi, Edward D. Ashe (1814-1895) est un officier militaire et un astronome britannique installé à Québec. Photographe amateur qui utilise aussi son savoir à des fins astronomiques, il tente de former une société de photographes en 1868. De son côté, le photographe amateur James Douglas (1837-1918) a étudié la médecine et la chimie. Son père, le médecin d’origine écossaise James Douglas (1880-1886) qui s’est installé à Québec vers 1826, pratique aussi la photographie en amateur[01]. Le commerçant George R. Prowse (1836-1910), propriétaire de Prowse & McFarland à Montréal, est un autre photographe amateur dont les connaissances poussées en chimie lui permettront de soumettre plusieurs brevets.

Tous les photographes amateurs ne sont pas pour autant des scientifiques ou des inventeurs, il y a des exceptions. Parmi celles-ci, on compte Lady Annie Brassey (1839-1887), écrivaine anglaise et épouse de Thomas Brassey Sr. (1805-1870), un magnat des chemins de fer. Poursuivant dans une tendance qui s’est amorcée dès l’arrivée de la photographie, Lady Brassey documente les lieux qui sont, de son point de vue, dignes d’intérêt lors de voyages sur le yacht familial en compagnie de son mari et de ses enfants. C’est lors d’un de ces voyages qu’elle vient au Canada et aux États-Unis. Lady Brassey est loin d’être la seule photographe amatrice qui ne s’adonne pas professionnellement à la science, c’est aussi le cas d’un des photographes les plus connus de cette période : Alexander Henderson. Bien éduqué et originaire d’Écosse, Henderson travaille d’abord en finance et il commence à faire de la photographie en amateur. Il ouvre un studio professionnel à Montréal le 8 octobre 1866. Ses photographies lui vaudront les acclamations de la presse locale et de nombreux prix d’excellence, aussi bien au Canada qu’ailleurs dans le monde. 

Henderson fréquente au moins un autre photographe amateur, le médecin montréalais Gilbert Prout Girdwood (1832-1917). Né en Angleterre, Girdwood produit des photographies d’une telle qualité artistique et formelle qu’elles se confondent aisément avec celles d’Henderson ou d’un photographe professionnel renommé, comme William Notman. De plus, certains des négatifs de Girdwood existent encore, qui montrent que ce chimiste reconnu effectue des retouches sur ses photographies. Enfin, nous savons que Girdwood procède à des expérimentations sur le flash au magnésium en compagnie de Notman et Henderson, en plus de créer un format photographique destiné à la pratique médicale. 

Les photographies produites par Girdwood et celles des professionnels se distinguent de deux manières. Tout d’abord, les tirages de Girdwood ne sont pas sur le marché pour le grand public, même si des exemplaires circulent. Ensuite, plusieurs d’entre eux représentent des scènes intimes ou reliées aux activités de socialisation de sa famille. Par exemple, la photo Boat on the Lake (fig. 1) a probablement été prise lors des régates du Boating Club de Sainte-Anne-de-Bellevue auxquelles la famille prenait part. Les photographies de Girdwood ont des fonctions mémorielles, identitaires et relationnelles. Elles ont aussi parfois une charge affective qui deviendra typique de la photographie amateur. Cependant, leur réalisation reste artisanale, ce qui changera considérablement avec l’arrivée des appareils plus légers et des films sur plaque sèche.

De la fin des années 1880 jusqu’aux années 1920 : entre les avancées techniques et l’intérêt pour le quotidien

En 1888, un grand bouleversement marque la pratique de la photographie amateur partout dans le monde. Cette année-là, Kodak met sur le marché la première caméra facile d’utilisation. Elle est offerte à un plus bas coût que les appareils antérieurs, bien que la photographie amateur reste d’abord associée au style de vie des gens aisés, comme Robert Reford (1867-1951), célèbre homme d’affaires montréalais, qui acquiert un Kodak en 1888[02]. La compagnie américaine introduit également une bobine de film qui peut être envoyée à ses laboratoires de Rochester pour être développée. Jusque-là, les photographes procédaient généralement à leur propre développement. Immédiatement, le nombre de photographes amateurs croît exponentiellement et les clubs se multiplient. Par exemple, le Québec Camera Club voit le jour en 1887 et l’un des futurs membres, le capitaine James Peters (1853-1927), apporte douze négatifs sur plaque de verre lorsque son bataillon est déployé dans les Prairies pour contrer la révolte des Métis en 1885.

Faites sans trépied pour stabiliser l’appareil, ce qui explique l’aspect flou des personnes représentées dans Louis Riel, a prisoner in Major-General Frederick D. Middleton’s camp (fig. 2), ces photographies donnent une idée de la campagne militaire et de la vie de camp. Développées au retour de Peters à Québec, les images seront reprises par le Quebec Morning Chronicle, un journal de Québec, montrant la fluidité entre le statut d’amateur et la photographie de presse, de même que l’intérêt pour l’actualité qui se manifeste chez plusieurs photographes amateurs. 

Il est intéressant de noter que l’appareil utilisé par James Peters est un Marion Academy reflex bi-objectif. De fait, si l’arrivée de Kodak est importante, elle constitue une transformation et non une rupture. Les avancées technologiques ne sont pas exclusives à Kodak et d’autres entreprises vendent des caméras plus portatives et performantes au même moment, voire quelques années avant 1888. De même, certains et certaines photographes continuent d’effectuer leur propre développement. C’est notamment le cas d’Annie Grey McDougall (1866-1952) qui achète un appareil portatif chez Notman, à Montréal, en 1888. Elle fait d’abord l’apprentissage de la photographie auprès de son beau-frère, le photographe amateur Charles Howard Millar (1856-1939), avant d’entreprendre une formation sur les techniques et le développement en chambre noire au studio Notman. Les photographies d’Annie Grey McDougall sont souvent des séries qui décrivent la vie quotidienne près de Drummondville, où elle habite avec sa famille, avant de devenir bibliothécaire à l’Institut Fraser de Montréal. 

Pleines de bonne humeur, les photographies d’Annie Grey McDougall s’inscrivent par leur thème dans une époque où tout devient digne de représentation et où le sujet est souvent plus important que la recherche stylistique (fig. 3). De plus, Annie Grey McDougall fait partie des femmes, de plus en plus nombreuses, qui s’intéressent à la photographie amateur et qui documentent la vie publique et privée. Leur présence, jumelée à des innovations techniques qui, dès 1912, permettent de prendre des photographies intérieures, se traduisent par l’apparition d’un nouvel espace en photographie : la vie domestique. 

Ces images amateur, qu’elles soient des représentations du quotidien ou de la domesticité, donnent lieu à l’apparition de codes visuels qui influencent le modernisme. Pris en 1911, ce cliché (fig. 4) qui se trouve dans le Fonds Joseph Adélard Boucher, photographe amateur et marchand installé à Rivière-du-Loup dans le Bas-Saint-Laurent, s’inscrit dans cette logique. Son cadre serré, la contemporanéité du sujet, ses lignes géométriques fortes et son aspect épuré correspondent à une vision du monde qui est en train de se développer. Le lien entre les arts et le vernaculaire n’est toutefois pas spécifique à cette période. Tout au long de l’histoire de la photographie, les images produites par les amateurs s’inspirent des courants artistiques et elles les influencent en retour. Plus largement, le cinéma et la publicité entretiennent aussi cette relation avec la photographie. Ils ont un effet sur le portrait et la façon dont les gens sont représentés ou souhaitent se voir mis en scène. En retour, une analyse plus poussée permettrait sans doute de démontrer qu’ils se soumettent aussi aux codes visuels que la photographie amateur développe.

Pour revenir à Adélard et Blanche Boucher à bord du « Canada », le point de vue – l’endroit où nous nous situons comme regardeur – est bien plus bas que celui des photographies amateur de la période antérieure. Ce changement s’explique par les avancées technologiques qui permettent l’absence de trépied. Le photographe peut donc choisir la position à partir de laquelle il capte l’image. Les appareils sont aussi plus efficaces pour saisir le mouvement qui est souvent mis en valeur dans les images à travers les moyens de transport ou le corps en pleine action. Dans la photographie du Fonds Boucher, cette mise en valeur du mouvement se fait à travers les vagues agitées provoquées par la coque du bateau qui fend l’eau. 

À partir des années 1920, l’apparition d’appareils photo de petite dimension, comme le Leica, entraine un autre changement : ceux-ci permettent de prendre des photographies à la dérobée, à l’insu de la personne photographiée. Le prix de ces appareils rend aussi la photographie accessible à un plus grand nombre. La pratique se démocratise, ce qui favorise son adoption par de nouveaux groupes sociaux ainsi que l’émergence de nouveaux sujets. Ainsi, la photographe Marie-Alice Dumont (1892-1985), qui provient d’une famille relativement modeste de Saint-Alexandre-de-Kamouraska, achète un Kodak Brownie et commence la photographie amateur en 1920. Initiée par son frère, l’abbé Napoléon Dumont, elle deviendra la première femme photographe professionnelle de l’est du Québec en 1925. Le parcours de Marie-Alice Dumont montre que la frontière entre pratique amatrice et professionnelle reste ambiguë.

Mme Ulderic Dumont en train de tresser un chapeau de paille (fig. 5) est un bon exemple des images que Marie-Alice prend lorsqu’elle est encore une amatrice et, plus tard, hors du studio. Cette photographie témoigne de son intérêt pour les activités traditionnelles, à un moment où elles sont valorisées en raison de leur potentielle disparition au profit de l’industrialisation. La photographie est intime et pleine de contrastes lumineux. Le visage de Madame Dumont est surexposé, les traits du visage sont un peu indistincts parce que le négatif a reçu trop de lumière, une légère maladresse caractéristique du travail de plusieurs amateurs. Ce portrait est aussi intéressant, car le sujet ne s’immobilise pas face à la caméra et ne la regarde pas. Ce faisant, l’image se rapproche des photographies instantanées dont nous venons de parler. 

En conclusion

Au début des années 1930, l’utilisation de l’appareil photo est entrée dans les mœurs. Celui-ci devient un accessoire à la mode et ses couleurs se multiplient. En posséder un est aussi une affirmation de ses aspirations et d’une conscience de l’image sociale que le photographe amateur souhaite projeter. La publicité, dans ses discours, participe à ce phénomène en associant la photographie à la modernité. De plus, le premier appareil tout-en-un voit le jour à la fin des années 1940 : le polaroid. En 1960, le grand cycle des innovations technologiques se clôt pour la photographie amateur sur verre et sur papier avec l’arrivée de la photographie en couleurs. D’autres pionniers remplacent les hommes et les femmes qui attendaient avec impatience de voir si leur négatif allait se transformer en souvenir ou en échec. Qui sont-ils ? Les premiers adeptes d’une photographie numérique dématérialisant la photographie amateur, qui lui font adopter de nouveaux codes, qui la diffuse sur les médias sociaux et qui lancent des lignes de commande aux agents conversationnels de l’intelligence artificielle.

Marjolaine Poirier

01 Il est fascinant de noter que les Douglas produisent des calotypes, ce qui démontre que les photographes amateurs de de cette période s’intéressent à plusieurs procédés photographiques.

02 Robert Reford est le mari d’Elsie Reford, la fondatrice des Jardins de Métis. Il est possible de visiter la chambre noire qu’elle a créée pour son époux dans ce lieu qui était leur villa d’été.

Bibliographie

Bouchard, G. et Jean, R. (1995). Aux limites de la mémoire: photographies du Québec 1900-1930. Publications du Québec.

Fontein, R. (1980). Annie G. McDougall, Québec. Canadian Woman Studies / Les cahiers de la femme, 2(3), 11.

Graham, J. (2014). Photographic Views Taken in Egypt and Nubia by James Douglas M.D. and James Douglas Jr. Ryerson University.

Koltun, L. (dir.). (1984). Private Realms of Light: Amateur Photography in Canada : 1839-1940. Fitzhenry & Whiteside.

Library and Archives Canada Blog. (2019, 19 février). Captain James Peters: War correspondent and photographer.

Samson, H. (2009). Notman reçoit. Continuité, (122), 45-49.

Schwartz, J. M. (2022). Photography: Science, Technology, and Practice in Nineteenth-Century Canada. Scientia Canadensis, 44(1), 118-137.