Femmes et photographie : présences déterminantes et déterminées

Figure 1
Livernois & Bienvenu (Élise L’Heureux, veuve Livernois, et Louis Fontaine, dit Bienvenu), P. F. H. K. ? Poitras, enfant, entre 1866 et 1874, Épreuve à l’albumine argentique, 8,5 x 5,5 cm (image), MNBAQ, don de la collection Yves Beauregard, (2015.479).

Figure 2
Eugénie Pilon (s. d.), Mme Wing Sing et son fils, Montréal, Qc, 1890-1895, Halogénures d’argent sur papier monté sur carton, Procédé à l’albumine, 13.7 x 9.7 cm, MP-1984.44.1.2, Musée McCord Stewart.

Figure 3
Blossom Caron (1905-1999), Le Sommet, 1952, Épreuve à la gélatine argentique, Bibliothèque et Archives Canada / e011213413.

Figure 4
Thérèse Boivin, « Des plats d’acides remplacent les marmites de la cuisinière », Photo-Journal, Montréal, 18 août 1956, page 3, JOU 74 CON
Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Figure 5
Sorel Cohen (1936-), Le Rite matinal, 1977, Épreuve à développement chromogène (Ektacolor), 89.8 x 97.7 cm; image: 88.6 x 97.6 cm, Acheté en 1979, Collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, Photo: MBAC.
Depuis l’invention de la photographie, les femmes ont joué un rôle actif et significatif dans cette discipline. Avant même qu’en France, le daguerréotype ne soit breveté en 1839, des chercheuses comme la botaniste britannique Anna Atkins et la scientifique Mary Somerville exploraient les premiers procédés de reproduction d’images et de végétaux, notamment à travers des techniques comme le cyanotype et l’anthotype.
Amatrices éclairées, reporters, exploratrices ou artistes, les femmes ont profondément marqué l’histoire de la photographie, enrichissant la pratique de manière considérable. Du tournant du XIXe siècle à nos jours, elles ont occupé des rôles variés et essentiels dans l’évolution de cet art. Bien que leur travail ait parfois été oublié, discrédité ou mal attribué, les femmes ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la photographie. Leurs contributions ont façonné cette discipline tout en reflétant son évolution et en témoignant des transformations sociales de leur époque.
Examiner la place des femmes dans la photographie est ainsi une excellente manière de cartographier la discipline elle-même. Clara Gutsche, Raymonde April ou encore Geneviève Cadieux : les grandes créatrices ne manquent pas. Ce texte choisit cependant de se concentrer sur certains types sociaux, pionnières à certains égards, amatrices émancipées, artistes et/ou entrepreneures de la photographie, entendant souligner la diversité et la continuité de l’apport des femmes à la discipline.
En 1839, le procédé photographique est breveté en France. Par ce brevet, la technique du daguerréotype, d’après celui que l’histoire retiendra comme son inventeur, Louis Daguerre, est rendue accessible à toutes et tous. Outre-Atlantique, on retrouve dès 1841 une mention de celle qui semble être la première femme photographe du Canada et du Québec, voire d’Amérique du Nord. Il ne reste du travail de madame Fletcher que des mentions de son studio dans la presse de l’époque. Madame Fletcher semble bien au fait des développements de la technique, pourtant encore nouvelle, et s’intéresse assez aux pratiques de ses collègues daguerréotypistes américains ou européens pour comparer ses talents aux leurs. Dès le début de la photographie, les femmes s’établissent dans un réseau professionnel, certes dominé par les hommes, mais dans lequel elles se taillent une place. Comme beaucoup des pionnières de la photographie, madame Fletcher accède à la discipline ainsi qu’à une forme de légitimité, à travers son mari phrénologue[01] avec qui elle parcourt le Canada. Jusqu’à la moitié du XXe siècle, c’est souvent parce qu’adjoint au nom d’un homme que leur travail est permis, documenté et archivé. En effet, jusqu’en 1964 au Québec, dont le Code civil perpétue encore certains principes du Code Napoléon, les femmes mariées sont considérées comme des individus mineurs et n’ont pas le droit d’entreprendre quoi que ce soit sans l’aval de leur époux. Seules les veuves ou les célibataires majeures sont légalement considérées comme des personnes autonomes. Si ce dispositif légal maintient les femmes à l’écart de la pratique et les empêche largement d’occuper publiquement et en leur nom propre le rôle de photographe, dans les faits, cela ne les retient pas de s’investir, avec talent, dans la discipline.
À Québec, par exemple, Élise L’Heureux-Livernois (1827-1896) reprend la gestion du studio photographique ouvert par son mari, au décès de ce dernier. Élise L’Heureux-Livernois est polyvalente et s’occupe aussi bien des prises de vue que des tirages en chambre noire et de l’assemblage des albums. Michel Lessard, auteur d’un essai sur les Livernois[02], pense même que c’est elle qui aurait la première appris la technique photographique, l’enseignant par la suite à son mari. Un certain nombre des travaux sortis du studio Livernois & Cie, puis Livernois & Bienvenu (Élise L’Heureux-Livernois, conserve la gestion des activités du studio, mais s’associe à Louis Fontaine, dit Bienvenu, son gendre) font partie des collections du Musée national des beaux-arts du Québec (fig. 1). Bien que l’implication d’Élise L’Heureux-Livernois soit largement documentée, aucune image n’est signée en son nom propre, ce qui renforce à la fois l’hypothèse que les femmes photographes travaillent souvent dans l’ombre d’un homme.
Ceci dit, un peu plus tard à Montréal, dans un scénario relativement similaire à celui de madame L’Heureux-Livernois, Eugénie Pilon et son mari Édouard Gagné opèrent trois studios photographiques en ville. Elle signe ses photographies madame Gagné. La question plus générale de la signature permet d’ailleurs de réfléchir à la notion d’auteur – et d’autrice – d’une photographie, et de mieux comprendre la manière dont elle était envisagée : technique objective de reproduction du réel ou pratique à classer parmi les beaux-arts ? Alors que le studio de William Notman se concentre sur les portraits de la classe dominante, il semblerait que madame Gagné, elle, travaille avec la communauté chinoise immigrante (fig. 2). On peut supposer que face à un marché compétitif et au manque de légitimité n’ayant d’autre justification que son genre, madame Gagné se soit aménagé un espace de travail en dehors des sentiers battus, documentant ainsi les communautés immigrantes marginalisées.
Au tournant des années 1880, à mesure que la technique photographique évolue et se simplifie un peu – raccourcissement des temps de pose, portabilité des appareils, technique de développement relativement moins exigeante – la discipline et sa pratique se démocratisent. Simultanément, à la vocation documentaire de la photographie développe une pratique moins soucieuse de rendre le réel et qui se tourne plus vers la création. À la différence des beaux-arts traditionnels – dessin, peinture, sculpture, architecture, musique, poésie, théâtre et danse – l’enseignement de la photographie n’est pas interdit aux femmes. Ces dernières bénéficient ainsi de l’ambiguïté de la nature de cette nouvelle technique, qui n’accède pas tout de suite au statut de pratique artistique. Ainsi, et bien qu’elles n’aient pas encore le champ entièrement libre, plusieurs femmes pratiquent la photographie en dehors des studios commerciaux.
Aussi capables que leurs collègues masculins d’apprendre la technique, nombre de femmes relativement aisées (et largement anglophones) s’équipent d’appareils et tournent leur objectif vers la sphère domestique, familiale et amicale. En raison de leur position sociale, et souvent, de leur mariage, ces femmes ont non seulement accès à du matériel dispendieux, mais connaissent également des réseaux de diffusion comme les clubs photo, les sociétés de photographie, ainsi que les expositions qui y sont organisées. Les clubs jouent des rôles importants dans l’édification de réseaux de photographes, amateurs et professionnels. Ils offrent en effet des espaces de discussion et de formation qui sont rares au pays. Les clubs photo au Canada sont ouverts aux femmes depuis leur fondation. Cependant, le fait de pouvoir y adhérer est souvent contesté et remis en question. C’est pourtant à une femme que l’on doit une partie de la mémoire du Montreal Camera Club. Blossom Caron (fig. 3), elle-même membre très active du Club à partir des années 1930, a retracé près d’un siècle d’histoire du MCC, de 1893 à 1981. Parmi les 33 noms de membres émérites sur cette période, on relève 12 femmes. L’accès au travail de ces photographes est cependant difficile, voire impossible, bien que quelques fonds datant du début du XXe siècle soient conservés, notamment au Musée McCord. Mentionnons également, à cette même époque, Sally Elizabeth Wood (1857–1928), qui se forme dans le studio de William Notman avant d’ouvrir le sien en 1897.
En 1888, Kodak met sur le marché un appareil d’une simplicité telle que « même les enfants et les femmes peuvent l’utiliser ». La simplification de la technique donne l’accès à un vaste nouveau marché, incluant les classes populaires. Préconisant un marketing très genré qui fait un pied de nez aux grandes pionnières de la discipline, l’entreprise américaine alors leader sur le marché invente la Kodak girl, jeune femme sportive, élancée, souriante et incarnant les idéaux de beauté et de convenance sociale. Certes, la photographie est plus accessible, mais le discours dominant concourt de nouveau à éloigner les femmes des sphères professionnelle ou artistique de la discipline, dite « trop technique » pour elles. Cette évolution mondiale contribue à installer le mythe des sujets dits « féminins » tels que la nature morte, les portraits d’enfants et tout ce qui relève de la sphère domestique. Ce genre de campagne publicitaire, très efficace et lucrative, a vite figé la femme, non plus comme témoin du réel ou artiste, mais comme les gardiennes de la mémoire familiale, mettant ainsi de l’avant son bon rôle de mère et d’épouse. En parallèle du discours dominant des mass medias, les femmes continuent cependant de s’emparer du médium photographique et s’écartent des rôles que de telles publicités leur assignent.
Les femmes, anonymes éclairées ou artistes reconnues, ont toujours joué un rôle essentiel dans l’écriture de l’histoire de la photographie, contribuant à des pratiques innovantes et pertinentes qui ont redéfini les codes de cet art. À l’instar de la Montréalaise Micheline Tanguay (fig. 4), elles s’éloignent souvent des conventions, mêlant intimité et engagement social dans leurs créations. Tanguay, dans un article de 1956, évoque son combat, elle qui, coincée entre l’émancipation personnelle et le respect des attentes patriarcales, transforme sa cuisine en chambre noire une fois son enfant couché. Même si son travail n’a pas marqué la discipline, notons la ténacité de sa démarche. Autodidacte et inventive, elle raconte avoir construit son premier agrandisseur à partir de la lentille d’un appareil photo ! Et elle ose affirmer son intérêt plus marqué pour le reportage photographique que pour les traditionnels portraits d’enfants. De la même manière, Alice Gagné (1927-), originaire de Sherbrooke, se démarque en privilégiant un engagement reporter plutôt que de se limiter au genre domestique de l’album familial. Dès les années 1960, Gagné parcourt le monde pour documenter des réalités sociales, s’inscrivant dans la tradition humaniste et documentaire. Elle devient également formatrice en audiovisuel, jouant un rôle clé de passeuse de savoirs.
Claire Beaugrand-Champagne (1948-), une des rares femmes à s’imposer dans le domaine de la photographie de presse au Québec dans les années 1970, se distingue par son engagement. Membre du Groupe d’Action Photographique, elle documente le quotidien du Québec rural dans la série collective Disraeli, une expérience humaine en photographie (1972-1974), tout en menant une réflexion profonde sur les phénomènes d’immigration et d’intégration. Photographe sociale, Claire Beaugrand-Champagne s’engage dans des projets à long terme, contribuant à une vision plus inclusive et humaniste de la photographie documentaire.
Dans ce même Québec des années 1970, mais avec un tout autre langage visuel, la pratique de Sorel Cohen émerge. L’artiste se consacre principalement à l’art du portrait, explorant à la fois son rôle devant et derrière la caméra. La plupart de son œuvre s’articule autour de représentations d’elle-même et de thématiques féministes. Assez tôt dans sa pratique, elle commence à fusionner photographie et performance, une approche novatrice pour l’époque, qui lui permet de se faire rapidement connaître. Elle utilise fréquemment la performance en combinaison avec une faible vitesse d’obturation, créant ainsi un effet de flou. Ses images suggèrent l’écoulement du temps et la répétition des actions du quotidien et sa série de 1977, Le rite matinal, en est un bon exemple (fig. 5). Bien que ses œuvres soient ancrées dans ses expériences personnelles, elles ouvrent également la voie à une interprétation plus large, leur conférant une portée presque universelle. Par cette fusion entre photographie et performance, Sorel Cohen contribue à réinventer le langage visuel de son époque, tout en réaffirmant la place des femmes dans l’histoire de la photographie.
La photographie a évolué de manière significative en 150 ans, passant d’une simple technique à une discipline artistique pleinement reconnue dont l’accessibilité fut croissante et la présence dans les mass medias, fortement soutenue. À chaque étape de cette évolution, les femmes ont joué un rôle essentiel, contribuant activement à transformer la pratique de la photographie. Elles ont su créer des espaces créatifs distincts de ceux dominés par les hommes, développant de nouveaux langages visuels et des techniques innovantes.
Si l’histoire de l’art accorde aujourd’hui une place toujours plus grande aux voix féminines, il est crucial de reconnaître que l’apport des femmes à la photographie précède le XXe siècle. Qu’il s’agisse d’intimité, de reportage, de photographie sociale ou plasticienne, ces artistes ont toujours été des participantes actives et engagées de leur époque. Leur œuvre, qu’elle s’ancre dans l’intime ou s’inscrive dans un cadre plus large, offre une lecture alternative et complexe de la société. En valorisant et en contextualisant les trajectoires de ces femmes , nous pouvons pleinement apprécier l’ampleur de leur influence et célébrer la richesse du champ photographique qu’elles ont contribué à façonner.
01 Discipline pseudo-scientifique fondée par F. J. Gall, qui relie chaque fonction mentale à une zone du cerveau et soutient que la forme même du crâne indique l’état des différentes facultés. Cette approche est très liée à la photographie, qui permet de cataloguer différentes physionomies et de leur attribuer telle ou telle caractéristique. Si cette pratique mènera à des théories erronées d’hypothétiques hiérarchie entre les populations, ouvrant la voie au racisme, elle permit aussi de développer des techniques anthropométriques utiles à la médecine légale.
02 Les Livernois, photographes. Musée du Québec et Québec Agenda, 1987.
Bibliographie
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