Représentations photographiques des Premières Nations au Québec : prémisses et développements d’une histoire coloniale, 1850-1940

Périodes

Dès le développement de la photographie au XIXe siècle, les Autochtones ont constitué un sujet de prédilection pour les photographes allochtones. Les représentations photographiques des Premiers Peuples sont nombreuses, qu’elles aient été réalisées à des fins d’étude scientifique ou de consommation touristique et commerciale. Les photographies historiques remplissent des fonctions diverses, parfois même contradictoires, selon qu’elles sont produites à des fins anthropologiques, touristiques, artistiques ou diplomatiques pour justifier les politiques coloniales de l’époque. Aujourd’hui, ces images constituent des documents que se sont réappropriés les artistes et intellectuels autochtones qui les réutilisent, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles lectures. Certains artistes parlent à ce propos d’une responsabilité de réinterpréter les photographies historiques des peuples autochtones[01].

À partir du milieu du XIXe siècle, les technologies photographiques deviennent de plus en plus portables et accessibles. En même temps que l’industrialisation du pays s’accélère, la conquête du territoire s’intensifie et s’étend vers l’Ouest, et le nombre de Premières Nations déplacées dans les réserves ne cesse d’augmenter tandis que les populations sont décimées par les épidémies et les bouleversements résultant de la colonisation. Le médium va alors jouer un rôle important dans la construction d’une image essentialiste et stéréotypée de l’Autochtone[02], dont un nombre considérable de clichés circule à travers le monde sous forme de cartes de visite, de stéréogrammes ou de cartes de cabinet. Ainsi, le XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle sont une période importante pour l’accumulation de clichés d’Autochtones. À la croisée de l’exotisme et de l’ethnologie, le commerce de ce type d’image représente un marché lucratif qui sert la promotion touristique du Canada et du Québec[03]. Dans la province comme dans le reste de l’Amérique du Nord, deux grands types de clichés de cette période ressortent plus particulièrement : la photographie de studio et la photographie ethnographique. 

La photographie de studio

Au Québec, la majorité des grands studios photographiques du XIXe siècle a produit des représentations des membres des Premières Nations. Deux principales catégories d’images se démarquent. La première regroupe les portraits et les scènes de genre à caractère exotique comme celles commercialisées par Louis-Prudent Vallée (fig. 1) ou par le studio William Notman. L’autre catégorie comprend des portraits, individuels ou de groupe, de notables autochtones. Cette dernière catégorie est particulièrement intéressante dans la mesure où les clichés révèlent souvent les ambivalences de la représentation à une époque où les relations diplomatiques avec les Premières Nations sont essentielles au colonialisme. Par exemple, la photographie du chef Philippe Vincent (fig. 2) est représentative d’un type de portrait qui est répandu autant au Québec que dans le reste de l’Amérique du Nord et en Europe. Le cliché a été pris vers 1880 par le photographe de Québec Jules-Ernest Livernois, qui réalisa de nombreux portraits de notables wendats de Wendake. On y retrouve les codes en usage dans la tradition du portrait photographique des « grands hommes », qui représente les sujets dans leur noblesse et leur dignité. Dans ce portrait en pied, le modèle adopte une pose classique et le décor peint imite les codes du portrait théâtral à faux décor, très couru à l’époque[04]. De façon générale, ce type de photographie avait pour vocation de mettre en valeur l’identité singulière de l’individu et son statut social. Toutefois, dans le cas des portraits de personnalités autochtones comme celui du chef Philippe Vincent, des éléments iconographiques font référence à l’exotisme, comme la coiffe ou l’habit traditionnel. Pour le public allochtone qui achetait et consommait ces images, ces motifs ont favorisé l’inscription des sujets dans l’imagerie du « noble sauvage ». En véhiculant une telle idée des peuples autochtones, les photographies ont ainsi servi un programme politique colonial.

Jules-Ernest Livernois affectionne également les prises de vue en extérieur, comme plusieurs de ses contemporains, dont le photographe montréalais Alexander Henderson. Ce type d’image est facilité par les évolutions techniques du médium qui permettent aux photographes de sortir des studios. Il recourt tout autant au registre artistique, en démontrant un souci de la composition, qu’au registre anthropologique, en cherchant à dépeindre les traditions et les modes de vie des Premières Nations du Québec (fig. 3). Ces clichés répondent à un désir politique de documentation ethnologique à une période où la discipline de l’anthropologie s’institutionnalise et où la prise de possession du territoire prend de l’ampleur. 

La photographie ethnographique

La photographie ethnographique peut être considérée comme un outil d’observation et de documentation qui accompagne la collecte de données réalisée par l’ethnologue sur le terrain. Dès les débuts du médium, la photographie devient un outil de prédilection pour soutenir les efforts scientifiques de classification et de catégorisation des cultures non européennes. Les institutions d’Amérique du Nord et d’Europe ont archivé de nombreux clichés produits dans le contexte de l’anthropologie. 

Ces ambitions de documentation ethnographique accompagnent de près l’exploration et la prise de contrôle du territoire. Au Canada, une division anthropologique est créée au sein de la Commission géologique du Canada en 1910, ce qui marque le début de l’anthropologie professionnelle[05]. L’ethnologue et folkloriste québécois Charles Marius Barbeau est parmi les premiers à être engagés par la division. Figure incontournable de l’anthropologie moderne au Canada, Barbeau s’est d’abord intéressé aux coutumes, aux arts et aux modes de vie des Wendats, puis à d’autres Premières Nations de l’est, des plaines et de l’ouest du Canada. 

Comme la plupart de ses contemporains, Barbeau poursuivait l’objectif d’enregistrer les traditions et les modes de vie des Autochtones qu’il pensait menacés par la modernisation et l’expansion coloniale. Devant le constat des terribles conséquences des politiques coloniales et d’assimilation, l’idée que les peuples autochtones étaient voués à disparaitre était en effet très répandue. Le discours de la « race en voie de disparition » imprègne l’imaginaire social et l’anthropologie dite « de sauvetage », ou « d’urgence »[06], structure de façon prédominante les efforts des ethnologues au tournant du XXe siècle. Dans ce contexte, la photographie apparait comme un outil essentiel pour la préservation et la sauvegarde visuelle des traditions et des modes de vie. 

Beaucoup des images réalisées sur le terrain par les ethnologues sont des documents complexes et ambivalents, qui rendent à la fois compte de l’idéologie coloniale qui structure la discipline, mais aussi de la complexité des rapports humains entre les Autochtones et les ethnologues. Par exemple, les archives de Marius Barbeau montrent aussi bien des clichés spontanés de personnes représentées dans leurs activités quotidiennes, que des portraits de face et de profil qui font référence au portrait dit anthropométrique. Utilisé pour décrire, répertorier et différencier non pas des individus, mais des types humains, ce type de photographie a imprégné l’anthropologie à de nombreux niveaux et a posé les bases du portrait ethnographique que l’on retrouve dans de nombreux clichés[07].

D’autres photographes, souvent amateurs, ont réalisé des images à caractère ethnographique en dehors des cadres de l’anthropologie. Par exemple, des missionnaires et des religieux ont cherché à documenter la vie des communautés qu’ils ont rencontrées. Au même titre que celles réalisées par les ethnologues, ces images constituent des documents ambigus et controversés dans la mesure où elles sont souvent réalisées à des fins de propagande religieuse. C’est le cas, par exemple, des prêtres Albert Tessier et Louis Roger Lafleur, qui ont laissé des archives photographiques significatives, même s’ils sont surtout connus pour leur apport au cinéma québécois. 

D’autres photographes amateurs de la première moitié du XXe siècle ont produit des documents photographiques dans le cadre de leur profession. Parmi eux, l’ingénieur forestier Paul Provencher parcourt la Côte-Nord et le Labrador à partir des années 1930 à titre de directeur des opérations forestières pour l’entreprise Quebec North Shore and Paper. Homme de terrain, Paul Provencher arpente cette région encore isolée à l’époque avec l’aide de guides innus qui lui transmettent leurs savoirs. Provencher réalise de nombreuses photographies qui documentent les modes de vie des Innus de la Côte-Nord. Beaucoup de ses images laissent également transparaitre la rencontre entre Provencher et les personnes qui le guident dans ses expéditions. Par exemple, la photographie d’Eugène Picard et sa femme (fig. 4) représente à la fois un document visuel qui montre la fabrication de raquettes et un cliché humaniste d’un moment de complicité entre un homme et sa femme. La photographie est prise à une courte distance. La présence du photographe ne semble pas perturber le moment partagé entre les sujets, ce qui signale une certaine aisance vis-à-vis du photographe. Ainsi, bien qu’elles aient été réalisées dans un contexte colonial de développement de l’exploitation forestière, beaucoup des images de Paul Provencher sont révélatrices d’un rapport de proximité et de respect avec les sujets photographiés.

En somme, la photographie a représenté un outil colonial et impérialiste qui a, au Québec comme ailleurs, favorisé la description et la construction d’une différence raciale et culturelle entre les Autochtones et les Allochtones. Cependant, beaucoup d’images invitent à une lecture polysémique, capable de faire surgir la complexité de l’histoire coloniale et des rapports interculturels. Depuis plusieurs décennies, ces archives photographiques sont également utilisées par des artistes contemporains autochtones qui mettent en place des stratégies de réappropriation et d’autoreprésentation.

Même si les photographies historiques ont été produites dans un contexte politique et idéologique colonial, leurs usages et leurs relectures contemporaines ouvrent la voie à des logiques de déconstruction et à des actes de rapatriement visuel, c’est-à-dire à la récupération et la recontextualisation, par des Autochtones, des photographies représentant leurs communautés. C’est ainsi que les archives photographiques nous incitent à considérer autant l’image photographique elle-même, que ses contextes de production et de réception. 

Sophie Guignard

01 Voir notamment l’article de Rhonda L. Meier sur l’exposition Against Amnesia de l’artiste d’origine séminole, muskogee et dénée Hulleah Tsinhnahjinnie, présentée en 2005 au Centre Dazibao dans le cadre du Mois de la photographie : Hulleah J. Tsinhnahjinnie. Against Amnesia. Dans Langford, M. (dir.). Image & Imagination (p. 81-83). McGill-Queen’s University Press.

02 À ce propos, voir notamment l’article de 1989 de Rick Hill : À notre propre image : les images stéréotypées des Indiens mènent à une nouvelle forme d’art autochtone. Muse, 6(4), 38-43.

03 Lessard, M. (1987). Exotisme et ethnologie … La photographie d’Amérindiens. Photo Sélection, (janvier-février), 32.
Voir également Rhonda L. Meier, op. cit. p. 81.

04 Lessard, M. (1985). Entre 1840 et 1939… 99 ans de portraits de studio en 7 épisodes. Photo Sélection, 5(5), 20-23.

05 Preston, R. J. et Tremblay, M.-A. (2017). Anthropologie au Canada. Dans L’Encyclopédie Canadienne. Historica Canada.

06 Malgré les bonnes intentions des ethnologues, l’anthropologie dite « de sauvetage » ou « d’urgence » est intrinsèquement liée à un projet politique colonial. En partant du principe que les cultures autochtones sont menacées d’extinction, on entérine l’infériorité des peuples et on justifie les politiques d’assimilation. Du même coup, l’étude des cultures est vue comme légitime, de même que la collecte d’objets destinés à être conservés dans les musées.

07 Très répandu dès le milieu du XIXe siècle, le portrait anthropométrique sert une fonction d’identification. Ses codes préconisent des vues de face et de profil réalisées devant un fond uni pour permettre de mieux faire ressortir les caractéristiques physiques du visage et du corps. Cette méthode a toutefois été controversée dès ses débuts au sein même de la discipline.

Bibliographie

Les études critiques sur la représentation photographique des Premières Nations au Québec sont peu nombreuses et certains ouvrages présentés dans cette bibliographie recourent à un vocabulaire colonial qui peut heurter les lecteurs et lectrices de l’époque contemporaine. Ces ouvrages constituent néanmoins des ressources importantes pour l’identification des images et des collections photographiques où elles sont conservées.

Site internet sur Paul Provencher

Edwards, E. (2011). La photographie ou la construction de l’image de l’Autre. Dans Blanchard, P., Bancel, N., Boëtsch, G. et Lemaire, S. (dir.). Zoos humains et exhibitions coloniales (p. 478-485). La Découverte.

Frenette, P. (2009). Paul Provencher dans les forêts du Nord. Histoire Québec, 15(2), 29-33.

Hill, R. (1989). À notre propre image : les images stéréotypées des Indiens mènent à une nouvelle forme d’art autochtone. Muse, 6(4), 38-43. 

Idoux, R. (1995). Oeil blanc, Peau-Rouge : de la pratique ethnographique à la pratique photographique : 1847-1946 : un siècle de photographies amérindiennes dans l’espace québécois [mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Montréal.

Lahoud, P. (2016). Barbeau, le photographe-enquêteur. Rabaska. Revue d’ethnologie de l’Amérique française, 14, 65-78. 

Landry, R. et Ménard, D. (2007). Barbeau, Marius. Dans L’Encyclopédie Canadienne. Historica Canada. 

Laurent, J. et Saint-Pierre, J. (2005). Sur les traces des Amérindiens 1863-1960. Publications du Québec.

Lavoie, C. (2023 [2017]). Paul Provencher : un témoin des savoirs ancestraux. BAnQ. 

Lessard, Michel. (1987). Exotisme et ethnologie … La photographie d’Amérindiens. Photo Sélection, (janvier-février), 32-33.

Lessard, M. (1987). Les Livernois, Photographes. Musée du Québec.

Lessard, M. (1985). Entre 1840 et 1939… 99 ans de portraits de studio en 7 épisodes. Photo Sélection, 5(5) 20-23.

Meier, R. L. (2005). Hulleah J. Tsinhnahjinnie. Against Amnesia. Dans Langford, M. (dir.). Image & Imagination (p. 81-83). McGill-Queen’s University Press.

Musée canadien de l’histoire. Marius Barbeau. Un aperçu de la culture canadienne (1883-1969) [Exposition en ligne].

Painchaud, J. (2023 [2021]). À la rencontre des communautés autochtones par les archives. BAnQ.

Preston, R. J. et Tremblay, M.-A. (2017). Anthropologie au Canada. Dans L’Encyclopédie Canadienne. Historica Canada. 

Thomas, J. (1996). Luminance – Portraits photographiques d’Autochtones. The archivist. Magazine of The National Archives of Canada = L’archiviste. La revue des Archives nationales du Canada, (112), 7-23.

Wakeham, P. (2004). Salvaging Sound at Last Sight: Marius Barbeau and the Anthropological « Rescue » of Nass River Indians. English Studies in Canada, 30(3), 57-88.