Pratiques et usages photographiques autochtones au Québec

Dès le XIXe siècle, la photographie a contribué à construire et à véhiculer une image stéréotypée des Autochtones. Ce phénomène s’est accentué au courant du XXe siècle avec l’essor des médias de masse puis l’arrivée de la télévision. C’est également à cette période que les politiques gouvernementales basées sur un modèle d’assimilation s’intensifient : le nombre de pensionnats « indiens » atteint son apogée dans les années 1930. Les stratégies de médiatisation des Premiers Peuples ont donc évolué de pair avec les stratégies politiques, les unes justifiant souvent les autres. De plus, l’histoire de leur représentation photographique est traversée par un paradoxe : d’une part, une hypervisibilité d’images réalisées par des Allochtones et, d’autre part, une quasi-invisibilité des clichés réalisés par des Autochtones.

Les années 1960 marquent cependant un tournant important pour la visibilité politique et médiatique des Premiers Peuples aux États-Unis et au Canada. En effet, la médiatisation des actions militantes menées dans le cadre du mouvement du Red Power[01] va procurer une plus grande visibilité des revendications autochtones dans l’espace public. La période d’activisme des années 1960 et 1970 a également des résonances dans le domaine des arts. Un mouvement artistique contemporain autochtone commence à se faire voir, et il se démarque des arts dits traditionnels et de leur patronage euro-américain. La photographie participe de ce renouvellement artistique, qu’elle soit utilisée comme matériau ou comme pratique à part entière.

Sur le territoire connu comme le Québec, les usages photographiques autochtones semblent souvent passer inaperçus, bien que le médium soit présent dans les pratiques artistiques des Premières Nations depuis plusieurs décennies. La pratique photographique constitue souvent un outil d’affirmation pour les Autochtones. Elle permet en effet de produire des représentations visuelles actualisées qui contrebalancent la prédominance d’images historiques coloniales. En même temps, les images rendent compte de la complexité des identités et ouvrent ainsi la voie à des stratégies d’autoreprésentation et d’autodéfinition. 

Le photographe kanien’kehá:ka Martin Akwiranoron Loft compte parmi ceux qui ont acquis une certaine reconnaissance dans le monde des arts. Il est un des membres fondateurs de la première association de photographes autochtones en Amérique du Nord, la Native Indian / Inuit Photographers Association (NIIPA), créée en 1985 à Hamilton, en Ontario. Son travail, et plus spécifiquement sa série Montreal Urban Native Portrait Project (fig. 1), est un bon exemple de la façon dont le portrait peut représenter une stratégie d’affirmation et de renversement des stéréotypes visuels. Réalisée dans les années 1980 alors que Loft travaille pour le Centre d’amitié autochtone de Montréal, cette série de portraits en noir et blanc constitue la réponse du photographe à certains stéréotypes répandus dans les médias de masse. Face à des images au caractère simplificateur qui se concentrent sur les marques d’exclusion et la pauvreté, les portraits réalisés par Martin Loft représentent un moyen de rendre visibles les Autochtones en milieu urbain et d’affirmer l’humanité et l’individualité des sujets. Plus récemment, en 2022 et 2023, le photographe originaire de Kahnawà:ke a récidivé en exposant des portraits de la collectivité autochtone montréalaise et de membres de sa communauté dans les rues de Montréal et sur la Place des Arts. Ces photographies grand format témoignent notamment de la présence continue, à une quinzaine de kilomètres de la métropole, des premiers habitants et gardiens des eaux et des terres de Tiohtià:ke / Montréal.

Tandis que les connaissances actuelles indiquent que les exemples comme celui de Martin Akwiranoron Loft sont encore peu nombreux dans l’histoire de la photographie au Québec, les recherches menées jusqu’à présent révèlent néanmoins que les artistes autochtones de la province font appel plus volontiers à la photographie comme composante d’une approche multidisciplinaire. Celle-ci est en effet souvent utilisée en dialogue ou en complémentarité avec d’autres médiums.

Par exemple, la valeur de la photographie comme trace permet à certains artistes de mener une quête spirituelle. C’est le cas de l’artiste ilnue Sonia Robertson (fig. 2) qui crée des installations in situ dans lesquelles divers procédés photographiques lui permettent d’enregistrer la trace matérielle de son expérience spirituelle avec les objets, les êtres et les lieux. La photographie participe alors à un processus de guérison à la fois individuel et collectif. Elle devient ainsi un outil de médiation pour accéder à l’essence des êtres et des lieux au-delà de leur apparence, ce qui permet à l’artiste de reprendre contact avec sa mémoire ancestrale ilnue. 

On retrouve un autre exemple du recours à la photographie comme composante d’une installation dans les œuvres d’Hannah Claus (fig. 3). Dans certains de ses mobiles suspendus, qu’elle qualifie de « paysages sensoriels », des photographies numériques de son environnement ou d’éléments de la nature sont imprimées sur les milliers d’ovales en acétate qui composent les œuvres. L’artiste de descendance kanien’kehá:ka et anglaise utilise ainsi la photographie pour marquer l’ancrage des expériences subjectives dans le territoire (chant pour l’eau [Kespe’k], 2014; chant pour l’eau [Kinosipi], 2018) ou dans l’espace-temps du quotidien (our minds are one, 2014). 

Raymond Dupuis utilise quant à lui des fragments de photographies, qu’il mêle à la peinture, pour représenter la trace de son expérience urbaine. Les collages colorés de l’artiste descendant de la Première Nation Wolastoqiyik constituent autant de cartographies de « sa trajectoire de nomade urbain » par lesquelles il reconfigure les territoires perdus ou oubliés, en référence aux terres ancestrales qu’il n’a pas connues. Les fragments photographiques semblent alors agir comme des points d’ancrage mnémoniques et identitaires à partir desquels l’artiste explore sa relation au territoire et, par extension, celle des Wolastoqiyiks.

Finalement, un autre usage très courant du médium consiste en le réemploi de photographies d’archives. Au Québec, l’artiste wendat Pierre Sioui apparait comme l’un des pionniers de ce type de pratique. Dans les années 1980, il réalise plusieurs sérigraphies et collages dans lesquels il intègre des photographies d’archives (fig. 4). Dans certaines œuvres, l’artiste récupère des images du célèbre photographe pictorialiste Edward Curtis, évoquant ainsi un registre panautochtone et global. Il reprend, dans d’autres séries, des clichés de ses ancêtres wendats, poursuivant alors une réflexion sur son identité culturelle localisée. Dans les deux cas, les photographies d’archives semblent fournir à l’artiste le moyen de réparer des ruptures culturelles et identitaires. L’exemple de Pierre Sioui est symptomatique de la façon dont les images historiques permettent aux artistes contemporains d’élaborer des stratégies de réclamation et de réappropriation de l’histoire et de la mémoire visuelle. 

Un autre type de photographie historique permet aussi aux artistes de mettre en place des stratégies de réparation et d’actualisation de la mémoire : la photographie de famille. Les photographies de famille jouent un rôle particulièrement important dans la quête et la reconquête identitaires des artistes, dans la mesure où elles leur permettent de renouer avec la mémoire culturelle et généalogique. C’est notamment le cas de l’artiste Sylvie Paré, d’origine wendate et française, dont la démarche se concrétise principalement dans l’installation et la performance. Dans Conservation des espèces (1999) (fig. 5), sa première installation présentée en 2004 à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce, une photographie de ses grands-parents occupe l’une des deux vitrines qui composent l’œuvre. Cette image cristallise l’identité métissée de l’artiste, qu’elle a hérité du mariage de son grand-père Mathieu Bastien, Wendat, et de sa grand-mère Jeanne Rochette, immigrante française venue s’établir au Québec. Le cliché devient un support pour réactiver la mémoire familiale, tout en la faisant résonner avec la grande Histoire, celle de la colonisation et de la dépossession subséquente. La photographie de famille offre ainsi un support pour raccommoder les portions de la mémoire familiale décousues par le colonialisme. Ainsi, qu’elles soient canoniques ou personnelles, les archives photographiques ont un pouvoir symbolique déterminant. Elles fournissent aux artistes la possibilité de se réapproprier l’histoire visuelle, en même temps que d’actualiser et de réactiver la mémoire individuelle et collective.

En somme, la photographie est présente sous de multiples formes dans les arts contemporains autochtones du territoire connu comme le Québec. Envisagée comme pratique, comme matériau ou comme image, elle constitue une force de résistance et d’autodétermination qui perturbe les discours coloniaux et les régimes de représentations stéréotypés, ouvrant ainsi un espace pour l’inclusion des visions du monde et des modes de connaissance autochtones.

Sophie Guignard

01 Le mouvement du Red Power est un mouvement d’activisme politique mené des deux côtés de la frontière, et dont l’apogée médiatique se situe dans les années 1960 et 1970. 

02 Beaucoup des photographes autochtones les plus reconnus aujourd’hui ont été impliqués dans la NIIPA. C’est le cas par exemple de Jeff Thomas, Shelley Niro ou encore Greg Staats.

03 Au Canada, l’artiste Carl Beam fait figure de pionnier de ce type d’usage de la photographie. De nombreux autres artistes autochtones ont également eu recours aux photographies d’archives dans leurs œuvres. C’est le cas par exemple de Jane Ash Poitras et de David Neel.

Bibliographie

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Claus, H., Johnson, N. et Sutherland, E. (2018). Hannah Claus: Reverence for the Onkwehon:We. Artspace.

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