La photographie documentaire au Québec de 1970 à aujourd’hui

Figure 1
Alain Chagnon (1948-), Homme au journal, 27 octobre 1973, de la série « La Taverne », 1973-, 1974, Épreuve à la gélatine argentique montée sur carton, 1/1, 27,8 x 35,5 cm (carton); 16,3 x 24 cm (image), Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Don de l’artiste (2004.92), © Alain Chagnon, Photo : MNBAQ.

Figure 2
Donigan Cumming (1947-), Sans titre, 1984, de la série La réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, partie 1, Courtoisie de l’artiste.

Figure 3
Sylvie Readman (1958-), Consonances, tirée de la série Point de fusion, 2003, Impression à jet d’encre sur papier archive, 111 X 150 cm, Collection de l’artiste.

Figure 4
Jessica Auer (1978-), Expérience glaciaire, tirée de la série Études sur la façon de voir le paysage, 2012-2013, 2013, Épreuve chromogénique, 101,6 x 127 cm, Collection de l’artiste.

Figure 5
Yoanis Menge (1981-), Terre-Neuve, tirée de la série Hakapik, 2012-2015, 2014, Épreuve argentique, 60 x 163 cm, Collection de l’artiste.
Représentée à différentes époques de l’histoire de la photographie, la fonction documentaire a connu de nombreux développements sous l’effet de la modernisation au cours du XXe siècle, ici comme ailleurs. Donner à voir des conditions de vie réelles et sans fard dans une perspective sociologique, témoigner de faits par l’image en soutenant un traitement créatif, encourager la rencontre spontanée avec l’autre, voilà des critères qui se sont révélés fondateurs du parcours de la photo documentaire. Un parcours à décoder en regard du contexte social, culturel et esthétique dans lequel cette pratique évolue.
Au Québec, depuis les années 1960, d’importants changements transforment la société à tous les niveaux. Ces transformations ont permis à la photographie documentaire de dépasser la simple description de faits pour devenir une matière à réflexion née de la prise de conscience sociale des photographes. Entre la victoire du Parti québécois (1976) et l’accélération des grands chantiers industriels qui ont métamorphosé les centres urbains, Montréal devient un terreau fertile où prennent racine à la fois la quête d’une identité québécoise nationaliste et l’affirmation d’une identité culturelle par le biais de la scène urbaine.
Toutefois, à ces projets industriels qui ambitionnent d’élever le profil de Montréal sur le plan international, s’oppose une conception de la ville plutôt centrée sur la qualité de vie des habitants et sur la sauvegarde du patrimoine architectural. Des comités de citoyens tels que Sauvons Montréal, groupes communautaires, intervenants culturels et artistes qui veulent une ville à échelle humaine se font ainsi entendre. Les rues de Montréal leur servent de tribune sociale, politique et démocratique pour manifester leur mécontentement afin d’obtenir une reconnaissance de leurs droits.
Ce climat social devient une sorte d’incubateur pour la photographie documentaire qui, à cette époque, fut largement commentée. Des collectifs de jeunes photographes se forment – Groupe d’Action Photographique (GAP), Groupe de photographes populaires (GPP), Photo-Cell, Plessisgraphe – et s’infiltrent dans le tissu urbain, notamment dans la rue et les quartiers populaires. Ils trouvent leur motivation dans le fait de cerner l’image de « l’homme » québécois dans sa réalité quotidienne, de produire des images auxquelles il est possible de s’identifier. Les thèmes sont diversifiés et révélateurs en ce sens : milieu ouvrier, fêtes religieuses, rassemblements et fêtes populaires, personnes âgées, groupes culturels, architecture urbaine. Leur approche photographique des sujets est frontale et directe, ce parti pris étant un geste d’affirmation et d’identification envers leur société d’appartenance.
La série La taverne d’Alain Chagnon, d’où est tiré Homme au journal, 27 octobre 1973 (fig.1), compte parmi les projets significatifs de la réalité urbaine. Dans ce lieu emblématique essentiellement réservé aux hommes, le photographe a entretenu une complicité avec les clients de la Taverne de Paris, passant plusieurs heures en compagnie d’une clientèle fidèle, plus ou moins âgée, de classe moyenne ou peu fortunée et plutôt attachante. Plusieurs fréquentent l’endroit quotidiennement, en plein jour, certains liront les journaux qui sont à leur portée, d’autres profiteront des consommations « deux pour un ». Mais pour la plupart d’entre ceux qui habitent dans les maisons de chambre avoisinantes, la taverne leur permet de sortir de la solitude, d’avoir accès à une vie sociale. C’est cet aspect qu’Alain Chagnon cherche à mettre en lumière. En côtoyant ses sujets de près, il a pu entrer dans leur intimité, recueillir leurs confidences tout en les photographiant, que ce soit à l’intérieur de la taverne ou dans leur minuscule appartement, où il fut aussi accueilli.
Cette manière de faire est en étroite relation avec le cinéma direct des années 1960 de Pierre Perrault et de Michel Brault qui travaillent hors des grands centres, ou avec la littérature et le théâtre de Marcel Dubé et de Michel Tremblay, dont les œuvres sont axées sur la culture populaire et urbaine. En photographie, retenons Pierre Gaudard et Gabor Szilasi dont le rôle de pédagogue fut déterminant auprès de la jeune génération de photographes. Szilasi a produit un premier grand documentaire social sur le quotidien des régions rurales, notamment dans Charlevoix en 1970, captant le regard franc des villageois, tout en s’attardant aux menus détails des intérieurs privés. Réalisée également dans plusieurs régions du Québec entre 1969 et 1971, la série Les ouvriers de Gaudard est formée de portraits poignants de la vie des travailleurs en usine, saisis dans leur lieu de travail et leur milieu de vie. Ces projets d’envergure, distincts du photojournalisme classique, mettent de l’avant la vision personnelle du photographe qui installe, dans la durée, un climat de familiarité avec ses sujets.
À défaut de pouvoir mentionner les nombreux autres photographes et projets de cette période, retenons Disraeli, une expérience humaine en photographie, projet réalisé par le GAP en 1972. Les membres du groupe ont séjourné le temps d’un été dans la petite municipalité de Disraeli dans le but de dresser un portrait bienveillant du milieu de vie de la classe ouvrière agricole. Bien que Disraeli diffère des problématiques urbaines de la décennie 1970, le projet a néanmoins laissé sa marque dans l’histoire du documentaire social au Québec.
Les années 1980 : la photo et les arts plastiques
Les années 1980 marquent une rupture : chômage, précarité de la langue française et ravages causés par le sida traduisent une période d’instabilité et d’incertitude. Suite à la défaite du référendum de 1980, la quête d’une identité québécoise demeure, mais n’est plus au service du nationalisme ni portée par un mouvement collectif qui a fait les belles heures des années précédentes[01]. Les préoccupations liées à l’identité ou aux idées politiques s’expriment de manière plus personnelle au sein d’un monde plus individualiste. Au même moment, forts de la vitalité culturelle de Montréal, les artistes en profitent pour atteindre leurs visées internationales.
Dans ce contexte, de nombreux photographes prennent une distance par rapport au documentaire. Les notions de réalité et d’objectivité qui lui sont traditionnellement associées sont remises en question pour faire place à une approche plus subjective. Sous le signe de l’hétérogénéité et du métissage, certains (re)découvrent les possibilités qu’offre le médium photo et tentent de se mesurer aux arts plastiques. On parle alors de photos « créatives » ou plasticiennes, une photographie plus éclatée, fabriquée ou manipulée. Photomontage, collage ou installation-photo participent à créer de nouvelles réalités. D’autres adoptent plutôt une photographie autobiographique, basée sur une quête de soi par le biais de représentations du corps ou de récits personnels.
Les années 1990 : le nouveau document
Le terme « nouveau document », fréquemment utilisé pour décrire les pratiques photographiques des années 1990, possède plusieurs ramifications. Dans la continuité de ce qui a été développé précédemment, elles s’inscrivent dans une époque où s’accélère la fin des certitudes, où plus rien ne semble vrai. Conceptualisation, mise en scène et fiction sont au nombre des procédés qui « infiltrent » le document. Il ne s’agit pas nécessairement de s’éloigner du réel, mais plutôt d’user de stratégies inventives pour perturber et interroger les conventions de la photographie documentaire afin de tester les frontières entre réalité et fiction. C’est pourquoi on parle ici d’une certaine fiction documentaire.
Dans son projet La réalité et le dessein dans la photographie documentaire, débuté dans les années 1980, Donigan Cumming exprime bien ces questionnements sur la représentation, ainsi que les tabous qui y sont liés. Les poses légèrement décalées de ses personnages, comme dans Sans titre (1984) (fig. 2), créent des moments insolites, suscitent la curiosité et perturbent notre façon de percevoir la réalité documentée. Il en est de même pour Lynne Cohen, qui photographie des espaces intérieurs semi-publics ou publics toujours vides de leurs occupants, des lieux parfois inquiétants, mais dont elle souligne les effets d’humour, d’artifice et de faux-semblants.
Par ailleurs, dès la fin des années 1990, les préoccupations sur la fragilité du paysage et de sa dégradation potentielle ont entraîné un retour à une prise de position autour d’une cause commune. Si certains photographes ont abordé ce sujet dans une approche documentaire plus directe, dont Benoit Aquin et Michel Huneault, d’autres ont préféré cibler des zones urbaines ou en périphérie qui échappent le plus souvent à la vue. Leurs images utilisent des procédés de manipulation afin d’en accroitre l’impact. C’est le cas d’Isabelle Hayeur qui, à cette période, fait usage d’images composites à partir de sites excavés. Elle accentue ainsi le doute, le leurre et la désillusion, tout en conservant une approche documentaire et engagée. Intéressée par les phénomènes de la vision, Sylvie Readman explore à son tour les abords de sites périphériques où trônent à notre insu d’étranges structures. Dans Consonances de 2003 (fig.3), sous l’effet d’un flou de bougé, d’imposants silos sortis de nulle part semblent à la fois apparaitre et disparaitre, brouillant ainsi nos propres certitudes.
L’essor de la conscience écologique que l’on connaît aujourd’hui (décuplée par rapport aux années 1990) est incontestable. En témoigne la détermination de très nombreux photographes à documenter (de manière poétique ou politique) l’état de notre planète. Jessica Auer en fait partie. Sa série Études sur la façon de voir le paysage montre les effets du tourisme sur des sites amplement connus. Dans Expérience glaciaire (2013) (fig. 4), l’expérience du lieu réel semble littéralement échapper aux visiteurs devant un paysage qui fait ici figure de toile de fond.
Une nouvelle génération
Depuis les quinze dernières années, la démarche d’une nouvelle génération de photographes est résolument documentaire et sociale[02]. Ses préoccupations portent sur notre relation au territoire et elle opte pour un travail d’investigation au sein même des communautés en place, un travail de longue haleine, dans un rapprochement avec l’Autre. S’il est possible de faire des liens avec le documentaire social des années 1970, la comparaison s’arrête là. Ces jeunes photographes sont témoins d’un monde marqué par le temps, par les éléments naturels et par des enjeux identitaires locaux et collectifs. Leur démarche est moins intuitive, plus artistique, plus près de ce que l’on nomme une photographie d’auteur, dans la lignée des Robert Frank, Joseph Koudelka, W. Eugene Smith, Nathan Lyons ou Bruce Davidson.
Le photographe madelinot Yoanis Menge en est un bel exemple. Ses plus récents projets abordent le quotidien de communautés isolées du Nord canadien et le déclin de leurs activités ancestrales. Dans la série Hakapik, Menge s’investit à part entière auprès des groupes de chasseurs de phoques. À bord des chalutiers, au plus près des membres de l’équipage, il porte un regard complice et respectueux envers ces chasseurs qui luttent pour leur survie. Tirage en noir et blanc, clair-obscur soutenu, cadrage serré, vue rapprochée, de même qu’une ligne d’horizon qui semble basculer au gré du tangage des bateaux, parviennent tous à nous projeter au cœur de l’action, comme dans Terre-Neuve (2014) (fig. 5). Yoanis Menge se réclame à juste titre de la tradition québécoise du cinéma direct et de la sensibilité d’un Perrault ou d’un Brault. Comme eux, il parvient à imprégner ses sujets photographiés d’un surplus d’humanité.
On le constate, la photographie documentaire au Québec, tantôt mal aimée, tantôt nécessaire, disparait et réapparait en fonction des contextes sociaux qui fluctuent sans cesse. Ce courant mérite une étude approfondie afin de remonter le fil conducteur de sa trame historique depuis ses origines.
Lexique des groupes
- GAP : Michel Campeau, Roger Charbonneau et Serge Laurin. En 1972, Gabor Szilasi, Pierre Gaudard et Claire Beaugrand-Champagne se joignent à eux.
- GPP : Alain Chagnon, Jean Fiorito, André Sénécal, Marc Brosseau.
- Photo-Cell : Clara Gutsche, David Miller, Nicolas Deichmann.
- Plessisgraphe : Marik Boudreau, Suzanne Girard, Gilbert Duclos, Camille Maheux.
À partir de la seconde moitié des années 1970, plusieurs de ces photographes ont poursuivi seuls des projets. Il faut aussi y ajouter les noms de John Max, Sam Tata et Michel Saint-Jean (L’Amérique québécoise, 1963-1973), entre autres.
01 Voir à cet effet : Hillel, E. (1987). The Main: Portrait of a Neighbourhood. Key Porter Books.
02 Mentionnons, parmi d’autres : Yoanis Menge, Charles-Frédérick Ouellet, Caroline Hayeur, Sébastien Michaud, Valerian Mazataud.
Bibliographie
Il n’existe pas de livres portant spécifiquement sur la photo documentaire au Québec. Des écrits sur le sujet se retrouvent toutefois à l’intérieur de diverses publications portant sur la photographie québécoise.
Allaire, S. (1993). Une tradition documentaire au Québec? Quelle tradition? Quel documentaire? Dans Blouin, M. (dir.), Aspects de la photographie québécoise et canadienne. Le mois de la photo à Montréal.
Dessureault, P. (1988). Le documentaire entre l’expression et l’affirmation. Dans Marques et contrastes. Actes du colloque tenu à Chicoutimi en 1987 (p. 66-82). Éditions Sagamie.
Gosselin, G. (1992). Rêver les mirages. Dans La traversée des mirages. Photographie du Québec (p. 6-12). VU et Association Transfrontières de France.
Jongué, S. (1990). Le nouvel ordre photographique. Dans Treize essais sur la photographie (p. 37-54). Musée canadien de la photographie contemporaine.
Lamarche, L. (2002). La photographie par la bande. Notes de recherche à partir des expositions collectives de photographies à Montréal (et un peu ailleurs) entre 1970 et 1980. Dans Couture, F. (dir.), Exposer l’art contemporain du Québec. Discours d’intention et d’accompagnement (p. 221-265). Centre de diffusion 3D.
Langford, M. et Sloan, J. (dir). (2021). Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-Industrial City. McGill-Queen’s University Press. (Dans un des chapitres, Martha Langford s’attarde sur le travail d’Alain Chagnon, voir le texte « Re-activations : Alain Chagnon’s Plateau-Mont-Royal in Translation », aux pages 31-55.)
Lessard, M. (dir.). (1995). Montréal au XXe siècle. Regard de photographes. Éditions de l’Homme.
Plusieurs commentaires mentionnés dans le texte y sont prélevés, notamment à propos des années 1970. Sur cette décennie, voir le texte de Serge Allaire, « Montréal 1970-1980. La ville revendiquée », aux pages 171-187. Pour des repères chronologiques sur des projets et événements qui ont eu cours de 1967 à 1980 et de 1980 à 1993, voir les pages 172 et 250.)
Tousignant, Z. (2025). Battre le pavé : La photo de rue à Montréal [catalogue]. Musée McCord Stewart.
Il n’existe pas de livres portant spécifiquement sur la photo documentaire au Québec. Des écrits sur le sujet se retrouvent toutefois à l’intérieur de diverses publications portant sur la photographie québécoise.
Allaire, S. (1993). Une tradition documentaire au Québec? Quelle tradition? Quel documentaire? Dans Blouin, M. (dir.), Aspects de la photographie québécoise et canadienne. Le mois de la photo à Montréal.
Dessureault, P. (1988). Le documentaire entre l’expression et l’affirmation. Dans Marques et contrastes. Actes du colloque tenu à Chicoutimi en 1987 (p. 66-82). Éditions Sagamie.
Gosselin, G. (1992). Rêver les mirages. Dans La traversée des mirages. Photographie du Québec (p. 6-12). VU et Association Transfrontières de France.
Jongué, S. (1990). Le nouvel ordre photographique. Dans Treize essais sur la photographie (p. 37-54). Musée canadien de la photographie contemporaine.
Lamarche, L. (2002). La photographie par la bande. Notes de recherche à partir des expositions collectives de photographies à Montréal (et un peu ailleurs) entre 1970 et 1980. Dans Couture, F. (dir.), Exposer l’art contemporain du Québec. Discours d’intention et d’accompagnement (p. 221-265). Centre de diffusion 3D.
Langford, M. et Sloan, J. (dir). (2021). Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-Industrial City. McGill-Queen’s University Press. (Dans un des chapitres, Martha Langford s’attarde sur le travail d’Alain Chagnon, voir le texte « Re-activations : Alain Chagnon’s Plateau-Mont-Royal in Translation », aux pages 31-55.)
Lessard, M. (dir.). (1995). Montréal au XXe siècle. Regard de photographes. Éditions de l’Homme.
Plusieurs commentaires mentionnés dans le texte y sont prélevés, notamment à propos des années 1970. Sur cette décennie, voir le texte de Serge Allaire, « Montréal 1970-1980. La ville revendiquée », aux pages 171-187. Pour des repères chronologiques sur des projets et événements qui ont eu cours de 1967 à 1980 et de 1980 à 1993, voir les pages 172 et 250.)
Tousignant, Z. (2025). Battre le pavé : La photo de rue à Montréal [catalogue]. Musée McCord Stewart.